L’actualité des dernières semaines en Estonie a été principalement dominée par la vie politique et les développements post-électoraux, qui ont conduit à l’entrée en fonction, le 29 avril, du second gouvernement Jüri Ratas. Ce gouvernement est une coalition entre le Parti du Centre (centre-gauche), Isamaa (droite) et EKRE (extrême-droite).
Tous les membres de la coalition ont reçu cinq portefeuilles de ministre. Le Parti du centre a obtenu le poste de Premier ministre (Jüri Ratas) et les portefeuilles de l’éducation et de la recherche (Mailis Reps, ministre sortante), de l’économie (Taavi Aas, jusque-là maire de Tallinn), de l’administration publique (Jaak Aab, déjà à ce poste entre 2017 et 2018) et des affaires sociales (Tanek Kiik). Isamaa a obtenu les ministères de la justice (Raivo Aeg), de la défense (Jüri Luik, ministre sortant), de la culture (Tõnis Lukas), de la population (Riina Solman) et des affaires étrangères (Urmas Reinsalu, ministre de la justice sortant). Enfin, EKRE va diriger les ministères de l’environnement (Rene Kokk), des affaires rurales (Mart Järvik), des finances (Martin Helme), de l’intérieur (Mart Helme) et du commerce extérieur et des nouvelles technologies. Ce dernier ministère a été attribué à Marti Kuusik, mais le nouveau ministre a démissionné le lendemain de sa prise de fonction après que la presse a révélé des soupçons de violences conjugales l’impliquant. Le nouveau gouvernement compte donc douze hommes et deux femmes, qui sont âgés de 30 à 69 ans.
Désormais dans l’opposition, le Parti de la réforme a pourtant bien remporté les élections du 3 mars avec 28,9 % des voix, devant le Parti du centre du Premier ministre sortant Jüri Ratas (23,1 %) et le parti d’extrême-droite EKRE (17,8 %). Kaja Kallas, sa présidente a tenté de discuter avec les autres partis politiques, toutefois, les négociations ont tourné court et le Premier ministre Jüri Ratas a rapidement annoncé discuter avec Isamaa et EKRE. Cette annonce et la possibilité que l’extrême-droite intègre le gouvernement estonien, alors que Jüri Ratas avait répété qu’il ne s’allierait pas avec EKRE, a provoqué une véritable onde de choc dans le pays.
Rapidement, des voix se sont élevées pour appeler Jüri Ratas à renoncer. De nombreux jeunes ont interpellé le Premier ministre à travers des lettres. L’opposition a été visible y compris au sein du Parti du centre. Trois membres de sa direction se sont opposés au projet, l’un d’eux, Raimond Kaljulaid, a même démissionné de la direction, puis quitté le parti – il siège désormais au Parlement comme député non inscrit et se présente aux élections européennes à venir en tant qu’indépendant. Au sein de la société civile, l’opposition à EKRE a été multiple et évolué au fur et à mesure d’annonces et d’interventions polémiques de membres d’EKRE, en tête desquels le président du parti Mart Helme et son fils, Martin. Les leaders d’EKRE se sont par exemple attiré les foudres des gynécologues après avoir annoncé vouloir réduire le financement des avortements par l’État. De manière générale, les observateurs attendent de voir si la participation à l’exécutif estonien va avoir une influence sur le discours d’EKRE (comme cela a été le cas en Finlande avec les Vrais Finlandais) ou si la rhétorique va demeurer inchangée.
Alors qu’EKRE a mené campagne avec des discours anti-immigration, un fait divers, des insultes dans la rue à l’encontre du grand rabbin Shmuel Koti, a déclenché un mouvement de contestation, baptisé Kõigi Eesti (traduit en anglais par My Estonia too), prônant l’intégration de tous dans la société estonienne. Ce mouvement est né à l’initiative de célébrités comme les acteurs Rasmus Kaljujärv et Märt Avandi, des journalistes, des citoyens étrangers résidents en Estonie… D’abord actif sur les médias sociaux, ce mouvement a culminé le 14 avril 2019 avec l’organisation d’un concert sur l’esplanade des chants de Tallinn avec la participation de nombreux artistes tels Mari Kalkun, Tanel Padar, Ewert and the Two Dragons… La question de l’antisémitisme et du racisme a été aussi très présente dans la presse après la publication d’un article sur le benjamin du Riigikogu, Ruuben Kaalep et ses liens avec les milieux suprémacistes blancs. Le jeune député a attiré l’attention lors de sa prestation de serment en faisant un geste associé à cette mouvance, Kaalep s’est défendu en affirmant avoir fait le signe OK.
Si les trois partis qui constituent la nouvelle coalition avaient déjà commencé leurs discussions, la présidente de la République a suivi la tradition en proposant à Kaja Kallas de tenter d’obtenir le soutien du Parlement. Malgré les discussions encore en cours, l’alliance des trois partis avait déjà pris corps au moment de l’élection du bureau du Riigikogu. Le député EKRE Henn Põlluaas a été élu président du Parlement face à Sven Mikser, candidat des Sociaux-Démocrates, grâce aux voix d’Isamaa et du Parti du centre. Le premier vice-président (Helir-Valdor Seeder, Isamaa) a été également choisi parmi la coalition à venir alors que la future opposition a soutenu le réformiste Siim Kallas. Ainsi, Kaja Kallas s’est présentée le 15 avril devant les députés sans illusions, mais avec la volonté de rappeler certaines valeurs fondamentales que son parti et les Sociaux-Démocrates jugeaient trop peu présentes dans ce qui ressortait des discussions menées par le Premier ministre Jüri Ratas (par exemple la question des droits des femmes).
Après l’échec de Kaja Kallas au Parlement, Jüri Ratas avait désormais la voie libre pour obtenir la confiance du Parlement et proposer son équipe à Kersti Kaljulaid. À noter que l’alliance avec EKRE continue de diviser puisque la députée Isamaa Viktoria Ladõnskaja-Kubits a voté contre Jüri Ratas. Après la prestation de serment du 29 avril, le gouvernement Ratas II va donc pouvoir mettre en place les différents points conclus entre les trois partenaires de la coalition. Chères à EKRE, l’idée de créer un système d’initiative populaire et de référendum populaire et celle de recréer une unité autonome de gardes-frontières armés ont été intégrées à l’accord de coalition. Isamaa a obtenu la refonte du deuxième pilier du système de retraite, l’adhésion obligatoire à un fonds de pension. La formation de droite souhaite supprimer sa dimension obligatoire et permettre aux cotisants d’utiliser les fonds cotisés pour faire des investissements. En revanche, le Parti du centre a refusé l’abrogation de la loi sur l’union civile tant désirée par ses deux partenaires de droite et d’extrême-droite.
Les tensions nées de l’intégration d’EKRE à l’équipe gouvernementale ont été visibles au moment même de la prestation de serment du 29 avril. Deux démissions de journalistes, Vilja Kiisler du quotidien Postimees et d’Ahto Lobjakas, chroniqueur de la radio publique Raadio 2, avaient fait de la liberté d’expression un sujet très actuel en Estonie. Vilja Kiisler avait annoncé son départ après des critiques de la part de la rédaction en chef du journal à propos d’un de ses articles critiques sur EKRE. Ahto Lobjakas, très critique à propos d’EKRE a été mis devant un choix : partir ou l’auto-censure. Le journaliste a décidé de quitter son poste après la fin de la saison. Dans ce contexte, la présidente estonienne s’est rendue à la cérémonie de prestation de serment du gouvernement vêtue d’un sweat-shirt blanc portant le message « la parole est libre » (sõna on vaba). De plus, au moment de la prestation de serment de Marti Kuusik, à propos duquel les principaux journaux ont écrit qu’il aurait été un mari violent (la présidente estonienne tenant à cœur la lutte contre les violences conjugales), la chef de l’État a quitté sa loge en signe de désapprobation.
Outre les tractations en vue de la formation du nouveau gouvernement, le mois d’avril a été marqué par la visite historique de la présidente estonienne Kersti Kaljulaid à Moscou, le 18 avril. La chef de l’État s’est d’abord déplacée dans la capitale russe pour célébrer la rénovation de l’ambassade estonienne. Ce déplacement a été également l’occasion d’une visite de travail au Kremlin avec Vladimir Poutine, le président russe, une première depuis 1991. Il faut rappeler que les rencontres bilatérales entre les présidents estonien et russe sont rares. En 1994, le président Lennart Meri s’est rendu à Moscou pour discuter du départ des troupes russes d’Estonie avec Boris Eltsine. En 2005, le président Arnold Rüütel a rencontré Vladimir Poutine lorsqu’il était allé rendre visite au patriarche Alexis II. La dernière rencontre date, elle de 2008, lorsque Toomas Hendrik Ilves et Dmitri Medvedev se sont vus à Khanty-Mansisk à l’occasion du congrès mondial des peuples finno-ougriens. Après la rencontre, qui a permis d’établir un contact au plus haut niveau, Kersti Kaljulaid a invité Vladimir Poutine à venir en Estonie, ce qu’aucun président russe n’a fait, pour le congrès mondial des peuples finno-ougriens qui aura lieu à Tartu en 2020.
Photo : ERR / Aurelia Minev