Généralités
Le processus de socialisation d’un être humain commence dès la plus tendre enfance et se prolonge tout au long de la vie. En schématisant un peu, on pourrait dire que l’intégration d’un individu à la société s’effectue selon cinq grands axes : famille et foyer, parents-amis-connaissances, éducation, travail, vie quotidienne. Ce processus amène l’individu à s’autodéfinir en tant qu’être social, à se positionner plus ou moins consciemment par rapport aux personnes et aux groupes environnants, tant proches que lointains, et à adopter des attitudes façonnées par ces relations. L’autodéfinition d’une personne et ses relations avec son environnement ne sont pas immuables au cours du temps. Leur variabilité devient particulièrement évidente lorsque la personne se trouve amenée à vivre hors de son milieu habituel, par exemple pour aller étudier ou travailler loin de son pays. Dans une telle situation, elle doit nécessairement expliciter ses attitudes et ses relations avec son nouvel environnement.
Les dizaines de milliers d’Estoniens qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, et surtout vers la fin de celle-ci, ont fui l’Estonie pour trouver refuge à l’étranger se sont trouvés confrontés subitement à la nécessité d’éclaircir et de redéfinir leurs relations et leurs attitudes. Bien que tous les réfugiés estoniens n’en eussent pas pleinement conscience, ils devaient, dans leur pays d’accueil, choisir entre adopter ou non la langue et la culture de ce pays et, s’ils l’adoptaient, entre rejeter leur langue et leur culture d’origine ou tenter de les conserver. John Widdup Berry distingue chez les migrants quatre grands types d’attitude et de ligne de conduite dans le nouveau pays de résidence. Il appelle intégration l’attitude consistant à conserver sa culture d’origine tout en s’adaptant à son nouvel environnement social, séparation la conservation de la culture d’origine et le rejet de la culture d’accueil, assimilation le rejet de la culture d’origine et l’adoption de la culture d’accueil, et marginalisation le rejet de l’une et l’autre culture.
Les Estoniens qui ont émigré ou se sont retrouvés à l’Ouest pendant la Seconde Guerre mondiale, de même que leurs descendants nés hors d’Estonie, ont parfois été présentés comme des exemples d’intégration réussie. Je voudrais ici décrire brièvement l’intégration des réfugiés dans leurs nouveaux pays, leur volonté de préserver leur identité et leur culture nationales et de les transmettre à la génération suivante, ainsi que les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Je m’efforcerai toutefois de nuancer l’image de l’intégration réussie des réfugiés, car l’on trouve également des cas d’assimilation et d’inadaptation manifeste, et l’intégration elle-même, la plupart du temps, ne se produisait pas sans séquelles. Les spécificités de l’identité et de la culture estoniennes à l’étranger n’ont pas encore été comparées par les chercheurs à l’identité et à la culture de l’Estonie d’aujourd’hui. Cet aspect ne sera pas non plus abordé dans le présent article. Je me contenterai de présenter, en conclusion, un modèle hypothétique, dont la validité pourrait être confirmée ou infirmée par des recherches ultérieures.
Lorsque les réfugiés estoniens de la Seconde Guerre mondiale arrivèrent à l’étranger, il se trouvait déjà, en plusieurs endroits du monde, des communautés estoniennes solides qui, malgré leur éparpillement et leur faible densité, avaient atteint un certain degré d’organisation. Avant la guerre, il existait par exemple une vie associative estonienne régulière à São Paulo, San Francisco, Boston, Detroit, New York, dans l’Ontario, à Sydney, Harbin, Paris, Londres, Berlin, Stockholm, Helsinki et Riga (Tiido 1939). Chacune de ces communautés était toutefois relativement peu nombreuse. Le nombre total d’Estoniens établis avant la guerre dans les pays occidentaux était probablement d’environ 25 000, dans le meilleur des cas 30 000. À ces « anciens Estoniens », comme on les appela parfois par la suite, s’ajoutèrent pendant la guerre entre 70 000 et 75 000 réfugiés, dont la majeure partie se fixa en Suède, au Canada ou aux États-Unis (pour les « anciens », les réfugiés étaient évidemment des « nouveaux venus » ou des « nouveaux Estoniens »). La communauté estonienne la plus nombreuse hors d’Estonie vivait en Union soviétique, principalement à Léningrad (l’actuelle Saint-Pétersbourg), sur la rive orientale du lac Peipsi, en Sibérie occidentale et dans le nord du Caucase. Elle était composée en majorité de personnes qui avaient émigré à l’époque tsariste et de leurs descendants. Leur nombre total, d’après le recensement de 1926, était d’un peu plus de 154 000 personnes. Étant donné que les « anciens Estoniens » des pays occidentaux et les Estoniens d’Union soviétique n’étaient pas des réfugiés politiques et que leur situation était très différente de celle des réfugiés, je n’en parlerai pas dans la suite de cet article, même si la vie culturelle et l’identité de ces deux groupes mériteraient une étude à part entière.
Les réfugiés estoniens de la Seconde Guerre mondiale
Un nombre très important de personnes ayant fui l’Estonie à la fin de la Seconde Guerre mondiale furent d’abord logées dans des camps de réfugiés, soit dans les zones d’occupation alliées en Allemagne, où se retrouva la majeure partie des réfugiés, probablement entre 35 000 et 40 000 personnes, soit en Suède, où, selon les autorités de ce pays, étaient arrivés, à la date du 8 juin 1945, 28 369 anciens habitants de l’Estonie. Après les camps, les réfugiés partaient à la recherche d’un travail et d’un domicile dans de très nombreuses directions. La plupart d’entre eux essayaient de quitter l’Allemagne détruite par la guerre, frappée par le chômage et trop proche de l’emprise soviétique. Les réfugiés furent d’abord accueillis par des pays comme la Belgique, la Grande-Bretagne et l’Australie, puis par le Canada et les États-Unis. Certains s’installèrent en Amérique du sud, en Afrique du sud, voire plus loin encore. Mais tous n’eurent pas immédiatement la possibilité de quitter les camps. Les derniers camps de réfugiés en Allemagne furent fermés seulement au début des années 50. En Suède, par contre, la période des camps fut beaucoup plus courte : dès le mois d’août 1945, tous les camps de réfugiés étaient fermés. Beaucoup d’Estoniens cherchèrent aussi à quitter la Suède. La principale raison était, là aussi, la peur du communisme et le fait qu’en janvier 1946 les autorités suédoises avaient extradé vers l’Union soviétique 2 700 soldats de l’armée allemande qui s’étaient réfugiés en Suède à la fin de la guerre et parmi lesquels 146 étaient originaire des pays baltiques, principalement de Lettonie. Selon les statistiques suédoises de l’émigration, 6 449 Estoniens quittèrent le pays de 1949 à 1951, la plupart pour le Canada, mais dans le même temps arrivèrent d’Allemagne 2000 à 3000 Estoniens. On peut donc distinguer dans la vie des réfugiés trois périodes : la vie dans les camps (en Suède jusqu’en août 1945, en Allemagne jusqu’au début des années 50), une période instable de recherches, d’organisation du quotidien et d’adaptation (jusqu’au milieu des années 50) et une époque de plus grande stabilité.
Les réfugiés estoniens constituaient un groupe à la composition hétérogène. Toutes les couches sociales de l’Estonie d’avant-guerre et tous les niveaux d’instruction y étaient représentés. On y trouvait des ruraux et des citadins, des ouvriers, des agriculteurs, des employés et des intellectuels, des hommes et des femmes, des enfants, des jeunes, des adultes et des vieillards. Bien que les origines socio-économiques et géographiques de cette population n’aient jamais été étudiées, les données disponibles semblent indiquer que les réfugiés estoniens avaient en majorité une instruction secondaire, étaient en âge de travailler et étaient originaire des îles, des régions côtières ou de villes maritimes ou proches de la mer. Dans leur pays d’accueil, la plupart des réfugiés se sont installés dans des villes, comme c’est d’ailleurs la règle générale pour toutes les catégories de migrants.
Un élément essentiel, et même déterminant, pour la formation et le fonctionnement d’une société d’émigrés était le fait que parmi les réfugiés se trouvaient, à côté des paysans et des habitants des côtes, un nombre suffisant d’intellectuels, de travailleurs culturels et d’hommes politiques, capables d’animer dans le pays où ils se trouvaient une vie associative et culturelle estonienne. Nombreux aussi furent ceux qui participèrent à la vie estonienne à l’étranger en tant que membres de base et consommateurs de culture. Il fut ainsi possible de créer en exil une sorte d’Estonie miniature, avec de nombreux groupements politiques, culturels et associatifs aux orientations très diverses, des maisons d’édition, des journaux et des revues. Une partie de ces groupes avaient une orientation clairement locale, comme les associations ou les clubs qui regroupaient uniquement les Estoniens d’une ville ou d’un secteur donnés. À côté d’elles se constituèrent également des associations dont l’action avait une portée géographique plus large, s’étendant par exemple à toute une région ou à l’ensemble du pays d’accueil, voire plus loin encore, par-delà les mers et les continents. On peut donc distinguer trois niveaux dans la société de l’émigration estonienne : le niveau local, le niveau régional et le niveau international. Parmi les groupements qui furent constitués figuraient également des organisations de jeunesse, principalement des unités de scouts et de guides, mais aussi des sociétés sportives et des organisations étudiantes.
Il ne faut pas oublier que les Estoniens qui sont arrivés à l’Ouest pendant la Seconde Guerre mondiale étaient des réfugiés politiques. Même lorsqu’ils avaient quitté l’Allemagne ou la Suède pour s’installer au Canada, aux États-Unis, en Australie ou ailleurs, ils restaient des réfugiés. Ils doivent donc être considérés comme tels, et non comme des migrants économiques à la recherche de meilleures conditions de vie individuelles. Leur condition de réfugiés politiques a eu une influence déterminante sur leur perception de la vie à l’étranger. Au début, la plupart d’entre eux étaient convaincus que l’exil serait provisoire et qu’ils pourraient bientôt retourner dans leur pays libéré de l’occupation étrangère. Il fallait donc, par exemple, s’efforcer d’éviter que les enfants n’aient des difficultés à l’école une fois revenus en Estonie. C’est pourquoi il était nécessaire de donner aux enfants, en plus de l’instruction générale qu’ils recevaient dans les écoles du pays d’accueil, une éducation en estonien et sur l’Estonie. Même lorsqu’il devint clair que l’exil ne finirait pas de sitôt, cette attitude perdura : il fallait enseigner l’estonien aux enfants et leur transmettre des connaissances sur l’Estonie et la culture estonienne, car c’étaient des matières qui n’existaient pas dans les programmes scolaires du pays d’accueil. Une importance particulière était accordée à l’enseignement de la langue. La langue était et demeure la base de l’identité estonienne, sa manifestation et son symbole le plus important.
L’intégration socio-économique des réfugiés
La conjoncture favorable de l’après-guerre et la demande accrue de main d’œuvre qui en résultait a permis aux réfugiés en âge de travailler de trouver rapidement un emploi, apparemment sans grande difficulté. Bon nombre d’entre eux durent toutefois travailler dans des domaines où ils n’étaient pas qualifiés ou qui ne correspondaient pas à leur formation initiale. Ce fut le cas tout particulièrement pendant les premières années de l’exil et pour les intellectuels.
La majorité des réfugiés adultes durent commencer à gagner leur vie en exerçant des métiers manuels, par exemple en usine ou dans le bâtiment, en Belgique dans les mines, en Suède, pour les hommes, dans les exploitations forestières et en Australie dans les élevage de volailles. Il convient de noter que les femmes étaient également très nombreuses à travailler, surtout en comparaison des femmes du pays d’accueil. Avec le temps, un certain nombre d’Estonien devinrent fonctionnaires ou entrepreneurs, certains d’entre eux fondèrent même des entreprises importantes qui parvinrent à atteindre un large renommée. Les résultats se firent bientôt sentir. Dès le milieu des années 50, les anciens sous-locataires ou les réfugiés qui logeaient dans des appartements médiocres avaient commencé à acquérir de meilleurs logements, ainsi que d’autres biens immobiliers et des voitures. On peut même dire que bien des réfugiés vivaient alors dans des conditions matérielles meilleures que celles qu’ils avaient connues dans leur pays d’origine. Un rôle important dans cette évolution fut bien sûr joué par l’élévation générale du niveau de vie survenue dans les pays industrialisés au cours des décennies qui ont suivi la guerre.
Si la génération des réfugiés a dû, au moins les premières années, se contenter d’emplois qui ne correspondaient pas à leur niveau d’instruction ou qui les obligeaient à se reconvertir et à changer de domaine, la deuxième génération des Estoniens de l’extérieur semble être caractérisée par une forte volonté de poursuivre des études. Au Canada comme en Suède, on a constaté que les Estoniens de la deuxième génération avaient un niveau d’instruction nettement plus élevé, non seulement par rapport à la génération précédente, mais aussi par rapport à la moyenne de la population du pays d’accueil. Cela vaut sans doute aussi pour les communauté estoniennes établies dans d’autres pays. L’une des explications, ici aussi, réside probablement dans l’augmentation générale du niveau d’instruction après la Seconde Guerre mondiale. On a toutefois estimé que la génération des réfugiés avait investi les revenus de son travail physique dans l’éducation de ses enfants. Un rôle a sans doute été joué aussi par l’expérience récente des réfugiés : peut-être faudrait-il un jour encore quitter son domicile et aller vivre dans un autre pays en abandonnant tous ses biens matériels ; mais ce que l’on pouvait emporter avec soi dans sa tête ou ce que l’on savait faire de ses mains, aucun pouvoir ne pouvait le confisquer.
À partir du milieu des années 50, les réfugiés commencèrent en plusieurs endroits à acquérir la citoyenneté de leur pays d’accueil, par exemple au Canada et en Suède, mais pas au Brésil. L’adoption de la citoyenneté du pays était motivée essentiellement par des considérations pratiques. Le statut de citoyen plaçait les réfugiés sur un pied d’égalité juridique avec les autochtones, ce qui leur permettait d’obtenir de « meilleurs emplois et d’autres avantages », y compris la protection consulaire au cours de leurs séjours à l’étranger. Il serait donc erroné d’interpréter la naturalisation des réfugiés comme un renoncement à l’Estonie.
La volonté de préserver son identité
Dès le début de l’exil, la volonté de conserver sa culture (au sens large) était très forte. Mais on ne rejetait pas pour autant la culture du pays d’accueil et la préservation de la culture estonienne n’était pas du tout considérée comme un « ethnocentrisme intensif ». On lisait toutefois davantage la littérature ou la presse en langue estonienne que, par exemple, des livres ou des journaux en suédois. On ne sait pas cependant si, dans le cas et à l’époque considérés – les enquêtes ont été faites avant 1953 -, les réfugiés préféraient lire dans leur langue maternelle à cause de leur connaissance encore lacunaire du suédois. Bien que les plus jeunes fussent déjà, en général, plus enclins à lire en suédois que leurs aînés, la lecture en estonien était tout de même pour eux aussi un impératif clairement lié à leur identité estonienne.
Un facteur favorable à la volonté de préservation de l’identité estonienne était sans aucun doute la barrière qui, d’après une enquête réalisée en Suède, existait les premières années entre les Estoniens et les Suédois. Sur le plan économique, social, et politique, les réfugiés s’opposaient parfois à leurs collègues autochtones. Tel était le cas, du moins, en Suède, où les ouvriers étaient généralement de sensibilité socialiste ou communiste et où les syndicats étaient ouvertement liés à la social-démocratie. Ces oppositions pouvaient contribuer à renforcer chez les Estoniens la volonté de préserver leur identité, leur langue et leur culture. Cette volonté de préserver son estonitude, y compris sa langue, sans pour autant rejeter la culture du pays d’accueil, apparaît aussi dans d’autres enquêtes plus tardives, aussi bien chez les représentants de la génération des réfugiés que parmi les Estoniens nés à l’étranger. Dans son étude sur l’identité ethnique des Estoniens de la ville de Lakewood, dans le New Jersey, Ann Walko a découvert que le sentiment national des jeunes Estoniens nés à l’étranger était aussi fort que celui de leurs parents et que le groupe national estonien occupait une place importante dans l’organisation de leur vie.
La transmission de l’identité estonienne d’une génération à une autre se déroulait principalement au foyer par le biais de l’éducation et de la langue, complétées par l’école en estonien, les amis et connaissances estoniens et la vie associative. La participation à la vie associative estonienne complétait les efforts des parents pour transmettre l’identité nationale aux enfants. Dans le cas des mariages mixtes, où les stimuli estoniens à la maison étaient plus faibles et devaient absolument être soutenus, la participation active à la vie estonienne extrafamiliale pouvait peut-être dans une certaine mesure combler les lacunes éventuelles de l’éducation estonienne familiale.
L’éducation estonienne
Étant donné que l’identité estonienne était véhiculée en premier lieu par la langue, la création d’écoles estoniennes devint un moyen particulièrement important de dispenser aux jeunes une éducation en langue estonienne et à contenu estonien. La question de l’éducation fut résolue par des initiatives individuelles. S’il y avait par exemple dans un camp en Allemagne ou en Suède une institutrice, c’était elle qui, spontanément ou à la demande des parents, organisait un enseignement scolaire. Ainsi se formèrent dans plusieurs camps de Suède et d’Allemagne, c’est à dire dès les premiers mois de l’exil, les premières écoles estoniennes hors d’Estonie, les écoles des camps. Ce système éducatif prit rapidement une extension assez large. Dans les camps en Allemagne fonctionnèrent 48 écoles primaires, 16 lycées, 15 universités populaires et 34 écoles de langues. En Suède, il y avait en tout 43 écoles de camp. Des organisations furent créées pour élaborer les programmes, aider les enseignants, organiser la formation complémentaire, mettre au point des outils pédagogiques et en assurer la diffusion, comme la Fondation esto-suédoise pour les manuels scolaires et l’Union centrale des enseignants estoniens, qui commença en 1952 à publier un bulletin d’information. Au cours de la période 1944-1996, environ 200 manuels furent publiés à l’Ouest pour les besoins des écoles estoniennes.
Après la libération des camps, l’éducation en estonien se poursuivit principalement dans le cadre des écoles dites complémentaires, ainsi que dans des écoles primaires, élémentaires, des lycées, des écoles de jeu, des écoles familiales et des jardins d’enfants. Les écoles complémentaires étaient des écoles du soir ou du week-end où l’on apprenait l’estonien et ou l’on acquérait des connaissances sur des thèmes estoniens. De telles écoles furent fondées dans toutes les villes du monde où habitait un nombre suffisant d’enfants estoniens. Et il en existe encore aujourd’hui dans les principaux foyers de la diaspora estonienne, sauf en Suède où ne subsiste aujourd’hui qu’une seule école complémentaire estonienne (à Lund). Le nombre de ces écoles a été de 60 en Suède, 25 aux États-Unis, 13 au Canada, 10 en Australie (la première avait été fondée dès 1929 à Sydney), cinq en Angleterre et 22 en Allemagne.
En plus des écoles complémentaires furent créées des écoles primaires privées, des écoles élémentaires et des lycées. Les établissements qui fonctionnèrent le plus longtemps sont les écoles estoniennes de Stockholm (et en Suède aussi celle de Göteborg, jusqu’en 1995), Baltimore, Boston, Chicago, du Connecticut, de Lakewood, de Los Angeles, de New York (aux États-Unis), de Hamilton, London, Montréal, Toronto, Vancouver (au Canada) et de Melbourne (en Australie). Le faible nombre d’écoles estoniennes dans la Suède d’aujourd’hui s’explique par le fait que, dans les écoles suédoises ordinaires, les élèves parlant estonien à la maison ont le droit de bénéficier d’un enseignement régulier de leur langue maternelle ou familiale. L’obligation faite aux communes, depuis 1976, d’organiser et de financer cet enseignement a entraîné la disparition rapide du vaste réseau d’écoles complémentaires estoniennes qui existait dans ce pays.
Étant donné que les activités d’enseignement se déroulaient en général sans le soutien financier du pays d’accueil, du moins les premières années, on créa localement des associations des amis des écoles estoniennes. Cette pratique fait penser à une tradition née au début du XXe siècle, en vertu de laquelle, par exemple, la Société d’éducation populaire d’Estonie, avec l’aide de ses branches locales, entretenait dans tout le gouvernement d’Estonie des écoles, des jardins d’enfants et des bibliothèques estoniens, afin de permettre aux jeunes, dans le contexte de la russification de l’époque, de recevoir une éducation minimale en estonien. C’est le même principe qui fut appliqué en exil après la guerre.
Si les premiers temps les écoles estoniennes à l’étranger étaient en langue estonienne, car l’estonien était la langue maternelle et quotidienne des élèves et des enseignants, peu à peu la situation se modifia de façon importante. Au fil des décennies apparurent de nouvelles générations, qui avaient certes appris l’estonien de leurs parents pendant leur enfance, mais qui connaissaient mieux et de façon plus complète la langue du pays d’accueil. Cette évolution est due à l’influence conjuguée de plusieurs facteurs : le manque d’occasions de pratiquer l’estonien, la faible extension du système scolaire et de la vie associative estonienne en exil, et les choix individuels. Les écoles estoniennes ont tout de même donné à de très nombreux élèves une certaine éducation estonienne, ont développé la connaissance de la langue chez les jeunes et ont soutenu leur identité estonienne.
La vie culturelle estonienne à l’étranger
Le principal centre des aspirations culturelles de la diaspora estonienne était la Suède. En revanche, le centre de gravité de l’action politique extérieure (que les réfugiés nommaient en général le « combat extérieur ») se trouvait sur le continent nord-américain. Du point de vue de la politique extérieure, un élément de la plus haute importance était le fait que les grands pays occidentaux n’avaient pas reconnu de jure l’annexion de l’Estonie par l’Union soviétique, ce qui permit par exemple le maintien aux États-Unis, pendant toute l’occupation soviétique, de la représentation diplomatique de la République d’Estonie. En outre, New York, l’un des principaux foyers de peuplement estoniens en dehors d’Estonie avec Toronto et Stockholm, abrite le siège des Nations unies.
Ce modèle général – « la culture en Suède, la politique en Amérique du Nord » – connaissait évidemment des exceptions. Ainsi, c’est au Canada qu’a fonctionné pendant plusieurs décennies l’une des premières et des plus durables maisons d’édition estoniennes en exil, Orto (fondée en 1944 en Finlande, établie de 1945 à 1951 en Suède et de 1951 à 1973 à Toronto). C’est également sur le continent américain que fut publiée pendant de nombreuses années l’une des principales revues culturelles estoniennes, Mana (en Suède de 1957 à 1964, la rédaction se déplaça ensuite aux États-Unis et la revue fut imprimée à Toronto). Par ailleurs, c’est en Suède que résidaient les membres du gouvernement estonien en exil.
Si la Suède est devenue le centre culturel de la diaspora estonienne, cela est dû en partie au fait que c’est le premier pays où se fixèrent durablement un nombre important d’Estoniens. Pendant la période des camps, de nombreux livres estonien furent certes publiés en Allemagne, et des manifestations culturelles très diverses et parfois grandioses furent organisées. Mais la vie estonienne en Allemagne perdit de son intensité au fur et à mesure que les camps se vidaient, les réfugiés partant s’installer sur d’autres continents, principalement en Amérique du Nord. En Allemagne ne resta qu’un petit nombre d’Estoniens. Depuis la Suède aussi, certains partirent pour des destinations plus lointaines, mais dans des proportions beaucoup moins importantes.
Les publications en estonien, et notamment les livres, sont parmi les symboles et les vecteurs les plus importants de l’estonitude. Cela explique pourquoi des maisons d’édition estoniennes ont été fondées hors d’Estonie dès 1944, plus précisément en Finlande (les éditions Orto, déjà citées). Les nombreuses maisons d’éditions fondées en Suède, comme Välis-Eesti & EMP, la Coopérative des écrivains estoniens, Vaba Eesti, Eesti Vaimulik Raamat, etc. restèrent la colonne vertébrale du marché du livre estonien en exil, même si des maisons d’éditions furent également fondées aux États-Unis et au Canada. Ces dernières ne parvinrent pas toutefois à concurrencer les maisons d’éditions de Suède, qui s’appuyaient sur une clientèle déjà constituée sur tous les continents. Les éditeurs diffusaient généralement leur production selon le principe des clubs du livre. Aujourd’hui, il n’existe plus aucune maison d’édition estonienne en Suède, et les auteurs estoniens de l’étranger publient leurs nouveaux ouvrages en Estonie.
Près de la moitié des membres de l’Union des écrivains estoniens d’avant-guerre avaient trouvé refuge à l’Ouest. On comptait parmi les réfugiés une vingtaine d’écrivains professionnels et à peu près autant de personnes qui avaient publié au moins une œuvre littéraire en Estonie. Parmi les « gens de lettres » réfugiés à l’Ouest se trouvaient des écrivains célèbres qui, en dépit des difficultés matérielles, poursuivirent en exil leur activité créatrice. En outre, dès les premières années de l’exil, apparut toute une génération d’écrivains plus jeunes, dont une partie avaient vu leurs débuts littéraires retardés par la guerre et l’occupation.
En exil, les écrivains ne pouvaient écrire que pendant leur temps libre, en complément de leur activité principale, et généralement sans le moindre espoir de rémunération (ils devaient même parfois contribuer financièrement à l’édition de leurs ouvrages) et en sachant que leurs œuvres ne toucheraient qu’un public peu nombreux et géographiquement dispersé. L’une des motivations de leur activité d’écriture, outre le besoin de s’exprimer par la littérature et le sens du devoir national, était peut-être la reconnaissance dont ils jouissaient au sein de leur communauté. Dans la vie publique de la diaspora estonienne, les écrivains faisaient en effet l’objet d’un grand respect.
En exil, il était possible de traiter sous une forme littéraire des thèmes qui, en Estonie, étaient tabous pour des raisons politiques ou pour lesquels il fallait tenir compte de la censure officielle et pratiquer l’autocensure. La littérature estonienne de l’extérieur traita ainsi de la guerre, de l’exil, de l’adaptation au pays d’accueil, des sentiments des réfugiés et des questions d’identité, mais aussi de thèmes religieux et d’autres problèmes humains universels. Une place importante fut également occupée par la pratique de l’autobiographie, notamment par les mémoires de nombreuses personnalités politiques ou culturelles. Les lecteurs de l’Estonie soviétique n’avaient qu’un accès très limité et fortuit à la littérature en exil, car les autorités considéraient les réfugiés, et en particulier les écrivains, comme des ennemis politiques.
Les derniers écrivains estoniens à faire leurs débuts littéraires à l’étranger publièrent leur premier livre dans les années 60. Il est significatif qu’aucun écrivain estonien vivant hors d’Estonie et ayant publié au moins un ouvrage littéraire n’est né après 1940. Les écrivains d’origine estonienne nés à l’étranger n’écrivent pas en estonien, mais dans la langue de leur pays de résidence, même lorsqu’ils traitent de sujets estoniens. La principale raison en est vraisemblablement leur connaissance imparfaite de l’estonien, qui ne leur permetpas d’écrire avecsuccèsdanscettelangue.
Au total, jusqu’au rétablissement de l’indépendance de l’Estonie, plus de 2600 livres en estonien furent publiés à l’Ouest, parmi lesquels un peu moins du tiers étaient des ouvrages littéraires. Les tirages n’ont jamais été très élevés : 2000 à 3000 exemplaires au cours des premières décennies, et moins encore par la suite, mais en comparaison des tirages actuels en Estonie et de la taille des groupes humains concernés (c’est à dire de la clientèle potentielle), les réfugiés et leurs descendants apparaissent comme de gros acheteurs de livres.
En 1945 à Stockholm fut fondée l’Union des écrivains estoniens de l’étranger, qui aujourd’hui, après le rétablissement de l’indépendance, a décidé de rejoindre l’Union des écrivains estoniens. En avril 2000, juste avant la fusion, elle comptait encore 35 membres, parmi lesquels 14 en Suède, 12 aux États-Unis, six au Canada, deux en Finlande et un en Angleterre. Peu de temps après la fin de la guerre, en 1946, fut refondé également à Stockholm le PEN-club estonien, qui avait été liquidé par le pouvoir d’occupation soviétique ; ce nouveau PEN-club fut bientôt admis comme membre du PEN-club international. Cela permit aux écrivain estoniens en exil de prendre part aux activités de cette organisation de coopération internationale des écrivains.Avec l’aide du PEN ou sous son nom ont été publiées des traductions d’œuvres littéraires estoniennes, des articles sur la littérature estonienne et des listes d’ouvrages recommandés en vue d’une traduction. Depuis 1989, le siège du PEN-club estonien est à nouveau en Estonie, à Tallinn.
Les anciens comédiens et musiciens estoniens ne restèrent pas non plus à l’écart de la vie culturelle de la diaspora. Ils y trouvèrent une place, comme animateurs des troupes de théâtre ou des chorales estoniennes locales. Fidèles aux traditions nationales dans ces domaines, les réfugiés commencèrent en effet très vite à pratiquer le théâtre amateur et le chant choral. Dans chaque foyer de peuplement estonien de quelque importance a fonctionné et fonctionne encore aujourd’hui une chorale, parfois aussi une troupe de théâtre.
De nombreuses troupes de théâtres et chorales locales eurent la possibilité de se produire aussi devant un public plus large. Dès les premières années d’exil furent organisées des fêtes du chant et de grands rassemblements estoniens. Depuis 1972 se déroulent tous les cinq ans, en alternance dans différents endroits du monde, les journées estoniennes mondiales, connues également sous le nom d’ESTO, dans le cadre desquelles ont lieu, à côté d’une foule d’autres manifestations, des concerts et des représentations théâtrales. Ces deux domaines, le théâtre et le chant choral, ont été et demeurent incontestablement les principales activités culturelles nationales des Estoniens de l’extérieur. L’avantage du chant choral par rapport au théâtre est que les chants en estoniens ne posent pas aux jeunes autant de problèmes linguistiques que le théâtre. On peut donc penser que le chant estonien à l’étranger se maintiendra plus longtemps que le théâtre.
Estonitude latente, estonitude symbolique et inadaptation
Dès que les conditions de vie individuelles dans le nouveau pays se furent stabilisées, des notes inquiètes commencèrent à se faire entendre parmi les réfugiés estoniens ayant une sensibilité patriotique. Andrus Saareste, ancien professeur d’estonien à l’université de Tartu, qui s’était établi en Suède dans la ville universitaire d’Uppsala, publia en 1955 un article dans lequel il rappelait à ses compatriotes exilés leurs trois devoirs patriotiques : organiser la lutte politique à l’étranger pour le rétablissement de l’indépendance de l’Estonie, préserver la spécificité de la langue et de la culture estoniennes, entretenir et développer l’idéal de la République d’Estonie démocratique. D’après lui, on pouvait déjà constater, après seulement dix années d’exil, que la moitié des Estoniens de Suède étaient perdus pour le peuple estonien. Sur les vingt mille Estoniens qui s’étaient établis en Suède, environ dix mille avaient selon lui renoncé aux trois devoirs mentionnés ci-dessus. Même si le chiffre avancé par Saareste n’est qu’une évaluation très approximative, le nombre d’Estoniens qui restèrent à l’écart est certainement très important, et pas seulement en Suède. La renonciation à ces trois devoirs patriotiques et la non participation à la vie associative et culturelle estonienne pouvaient être dues à différents facteurs, comme la famille, les enfants ou la carrière. À un certain âge, on pouvait se laisser accaparer par ces obligations au point qu’il ne restait plus de temps pour participer à la vie du groupe national. Plus tard, ceux qui étaient restés ainsi provisoirement à l’écart ne revenaient pas tous dans le giron du groupe, mais restaient des « âmes perdues ».
Même de telles « âmes perdues » demeuraient certainement conscientes de leur origine estonienne ou, dans le cas des gens nés hors d’Estonie, de leur ascendance estonienne au moins partielle (par exemple par un parent ou un grand-parent). Même si elles ne participaient pas du tout à la vie estonienne locale, ne connaissaient pas l’estonien et n’entretenaient pas de relations avec des parents vivant en Estonie, leur estonitude pouvait tout de même se révéler dans certaines occasions. On pourrait parler d’une estonitude latente, qui permet aux personnes concernées de se souvenir, en cas de besoin, de leur origine estonienne. Dans d’autres cas, on peut aussi parler, en s’inspirant de Herbert Gans, d’une estonitude symbolique (Gans parle d’identité symbolique) : l’individu est conscient et peut-être même fier de son origine et des traditions nationales (par exemple de la cuisine, des festivals du chant ou d’autres phénomènes caractéristiques de l’Estonie), mais ne cultive pas activement cette estonitude, c’est à dire la langue ou les coutumes estoniennes, et ne participe pas à la vie associative estonienne. On pourrait, à ce propos, citer le cas des écrivains d’origine estonienne qui écrivent dans la langue du pays de résidence, abordent dans certaines de leurs œuvres des thèmes estoniens, mais ne connaissent pas forcément l’estonien, ou alors seulement au niveau de la conversation quotidienne.
Tous les réfugiés estoniens de la Seconde Guerre mondiale ne se sont pas assimilés ou intégrés. Un grand nombre d’entre eux conservèrent leur culture et participèrent activement à la vie de la communauté estonienne, en ne s’intégrant que de façon minimale à la culture du pays de résidence. Dans la terminologie de Berry, leur attitude correspond à la séparation. Ces Estoniens se sont épanouis dans l’Estonie de l’extérieur. Pour eux, la position qu’ils avaient atteinte dans l’Estonie de l’extérieur compensait en quelque sorte la position sociale qu’ils avaient perdue en Estonie même, mais aussi leur inadaptation au pays d’accueil. Ce type d’attitude devait donc être limité à ceux qui avaient déjà un certain âge lorsqu’ils avaient quitté l’Estonie.
Certains autres, probablement, rejetèrent aussi bien l’ancien que le nouveau et se retrouvèrent en situation de marginalisation, au sens de Berry. Mais nous ne savons pas grand-chose à leur sujet, car dans les nombreuses publications sur la vie des Estoniens de l’extérieur, on ne parle que de ceux qui participent ou ont participé à la vie estonienne à l’étranger, c’est-à-dire ceux qui « défilent sous le drapeau national ». Que les phénomènes de séparation et de marginalisation ont bel et bien existé, c’est ce que semble indiquer le fait que l’on a trouvé (et que l’on trouve sans doute aujourd’hui encore) parmi les réfugiés estoniens certaines personnes âgées qui ne parlent qu’à peine la langue du pays de résidence et qui, de ce fait, dépendent dans leur vie quotidienne de l’aide de leurs enfants ou de leurs petits-enfants.
Un facteur qui semble avoir favorisé l’inadaptation est le fait que, lorsque les réfugiés estoniens arrivèrent à l’Ouest, l’apprentissage de la langue locale était généralement laissé au soin de chacun. À l’époque, aucun pays n’organisait encore officiellement de cours de langue pour les réfugiés. Comme les réfugiés estimaient pour la plupart qu’ils retourneraient prochainement dans leur pays, beaucoup d’entre eux n’avaient pas la motivation nécessaire pour apprendre de façon approfondie la langue locale, du moins au début. Lorsqu’il devint clair, peu à peu, que le retour au pays ne serait pas possible avant longtemps et que certains, pour diverses raisons, n’envisageaient pas de retourner en Estonie même si celle-ci avait retrouvé son indépendance, bien des réfugiés ne firent pas l’effort d’apprendre la langue du pays d’accueil, car la plupart arrivaient à se débrouiller avec l’aide de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Le nombre de personnes qui n’apprirent pas la langue locale n’est pas connu. Il toutefois certain qu’il ne s’agissait pas d’une attitude majoritaire.
Noyau et périphérie de l’estonitude à l’étranger
L’estonitude à l’étranger était portée (et l’est encore) avant tout par des personnes qui se sont intégrées au pays d’accueil, en sont devenues des habitants loyaux, se sentent à l’aise dans la culture environnante, mais n’ont pas pour autant rejeté leur héritage estonien. Mais les « séparés » ont également contribué à la vie estonienne, bien qu’ils ne fussent certainement pas aussi nombreux. On pourrait dire que les « intégrés » et les « séparés » constituent le noyau de l’estonitude à l’étranger. On ne dispose toutefois pas de donnés suffisantes pour évaluer leur nombre avec précision et l’on en est réduit à des suppositions.
À côté de ce noyau de l’estonitude, il y a aussi la périphérie, c’est-à-dire tous ceux qui, pour une raison quelconque, ne participent pas à la vie estonienne. Les raisons sont très diverses, elles peuvent être d’ordre personnel (par exemple des incompatibilité d’opinions) ou liées aux circonstances extérieures (par exemple l’éloignement des foyers de peuplement estonien). L’estonitude latente et l’estonitude symbolique, évoquées plus haut, se situent à la périphérie extrême de l’estonitude. Sur le fond, il s’agit dans les deux cas d’assimilation, car il est peu probable que ces personnes se définissent comme des Estoniens.
Au nombre des manifestations de l’estonitude périphérique, on peut citer par exemple l’Association des plaisanciers estoniens de Göteborg, qui était totalement à l’écart de la vie estonienne locale et dont l’existence n’était pas connue du noyau estonien de Göteborg avant que les ethnologues suédois ne la découvrent par hasard et ne l’étudient. Cette association avait été fondée par des réfugiés originaires du littoral, qui ne s’intéressaient pas à l’action politique ou nationale, mais qui étaient réunis par l’amour de la mer, des bateaux et de la navigation de plaisance. Leur méconnaissance du suédois les empêcha d’abord de participer aux activités d’une association suédoise. Ils fondèrent donc leur propre association. Celle-ci développa une activité très dynamique. Les membres se retrouvaient chaque jour après le travail (la plupart travaillaient dans la célèbre usine de roulements à billes Svenska Kullagerfabriken). Ils achetèrent ensemble un terrain au bord de la rivière Säve, qui traverse Göteborg du nord au sud. Ils y construisirent un bâtiment, des hangars à bateaux et des pontons. L’association resta longtemps de langue estonienne, mais comme la préservation de la langue et de l’esprit estoniens n’était pas pour elle un but en soi, elle commença à accueillir aussi des membres suédois et finnois, pour la plupart des collègues des membres estoniens. Pour communiquer avec ces nouveaux membres, l’usage du suédois était nécessaire, et cette langue devint finalement la seule langue de communication de l’association, même entre les Estoniens. Le mot « estonien » dans le nom de l’association n’avait plus qu’une signification historique.
Ou pourrait dire que l’Association des plaisanciers estoniens de Göteborg est un exemple d’une séparation conditionnée, liée à des circonstances concrètes, et qui, lorsque la situation s’est modifiée, c’est-à-dire lorsque la connaissance de la langue locale s’est améliorée et que des membres suédophones ont commencé à entrer dans l’association, a débouché sur une adaptation ou une assimilation. Du point de vue de l’estonitude à l’étranger, cette association, de même que les autres associations analogues, appartient à la périphérie, et ce même dans ses premières années où la langue de communication interne était l’estonien. Pour avoir une vue générale de l’Estonie de l’extérieur, il faut aussi tenir compte des associations et des individus périphériques.
Spécificité de l’identité et de la culture estoniennes de l’étranger (hypothèse)
Le fondement de l’identité et de la culture estoniennes de l’étranger est l’héritage spirituel que la génération des réfugiés a emporté avec elle en quittant l’Estonie.
Les Estoniens vivant hors d’Estonie et coupés de l’Estonie pendant l’époque soviétique sont caractérisés, comme nous l’avons vu, par une volonté forte de conserver leur héritage estonien et de résister aux changements. L’héritage spirituel estonien est donc devenu « une place sûre et un refuge », qui procure aux personnes concernées un sentiment de sécurité nationale. L’opposition à la nouveauté de ces Estoniens de l’extérieur peut s’interpréter comme une réaction de défense. Comme la frontière entre ce qui est estonien et ce qui ne l’est pas s’est inévitablement affaiblie dans leur conscience, ils ne sont pas toujours très sûrs du caractère estonien ou non de tel ou tel phénomène (nouveau). En cas de doute, il est donc plus sûr de s’en tenir à l’ancien et de rejeter la nouveauté.
En cinquante ans, l’héritage a été évidemment complété par un certain nombre d’éléments totalement nouveaux. Ces nouveautés ne reflètent pas seulement les influences étrangères reçues pendant la vie hors d’Estonie, mais aussi différentes évolutions internes de l’Estonie de l’extérieur, des créations propres, que l’on ne peut rattacher directement à aucune influence étrangère précise. L’identité et la culture de l’Estonie de l’extérieur, y compris la langue, pourraient donc être caractérisées de façon synthétique au moyen de l’équation suivante : héritage + influences étrangères + créations propres = identité et culture de l’Estonie de l’extérieur. La validité générale de cette équation semble confirmée par les nombreuses études ethnologiques, sociologiques et linguistiques menées sur les Estoniens de l’extérieur, et notamment sur les Estoniens de Suède.
Mais toutes les différences qui apparaissent lorsque l’on compare l’identité et la culture estoniennes de l’extérieur avec celles de l’Estonie d’aujourd’hui ne sont pas dues aux influences étrangères ou aux créations propres. L’identité et la culture de l’Estonie d’aujourd’hui ont la même base que celles de l’Estonie de l’extérieur et ont également poursuivi leur développement au cours de ces cinq décennies, en subissant des influences étrangères différentes et en élaborant des traits spécifiques. Cela aussi est une source de différences entre l’Estonie de l’extérieur et l’Estonie. En d’autres termes, l’héritage estonien tel qu’il se présente dans l’Estonie de l’extérieur n’est pas forcément identique à celui de l’Estonie. Il peut ainsi arriver que, vu depuis l’Estonie d’aujourd’hui, l’identité et la culture estoniennes de l’extérieur laissent une impression un peu vieillotte, car de l’héritage commun, les Estoniens de l’extérieur n’ont peut-être pas toujours conservé les mêmes éléments qu’en Estonie. Tout cela nécessiterait une étude plus précise et plus concrète.
En dépit des différences actuelles entre les Estoniens de l’étranger et les Estoniens d’Estonie du point de vue de l’identité et de la culture nationales, il ne semble guère légitime d’affirmer l’existence d’une identité et d’une culture distinctes des Estoniens de l’étranger. Cela est devenu plus difficile encore depuis le rétablissement de l’indépendance de l’Estonie, car les relations entre les Estoniens d’Estonie et les Estoniens de l’extérieur se sont considérablement intensifiées. La survalorisation des différences et les attitudes de dédain ou de supériorité que l’on a parfois pu constater de part et d’autre risqueraient d’approfondir les contradictions et les différences et d’éloigner davantage l’une de l’autre les deux Estonie. C’est là une évolution que, manifestement, aucune des deux parties ne désire réellement.