En 1918, l’Estonie proclame son indépendance, mais il lui faudra trois ans pour être reconnue formellement par les principales puissances alliées. Les diplomates, les journalistes et les voyageurs découvrent alors les « jeunes » États, auxquels ils prêtent immédiatement et presque spontanément un nationalisme très vivace et très ombrageux. Connaissant mal l’histoire et la réalité sociale de l’Estonie, ils s’interrogent sur l’appartenance de ce « peuple de paysans » à la civilisation européenne, voire à l’Europe tout court, incluant ce pays dans un ensemble russe rejeté du côté asiatique. Notre but, dans cet article, sera de montrer qu’un « esprit européen » a régné incontestablement en Estonie. Est-il resté superficiel ou peut-on faire de l’identité européenne une base de l’identité estonienne ?
Il faudrait en effet se demander quels sont les milieux qui défendent l’idée européenne, mais aussi s’interroger sur la manière dont on conçoit celle-ci aux marges de l’Europe : les Estoniens reconnaissaient volontiers que la réconciliation franco-allemande était la pierre angulaire d’une Europe unie, mais ils voulaient également la stabilisation de l’Europe orientale, c’est-à-dire des relations pacifiées avec l’Allemagne et l’URSS, ce qui ne correspondait pas exactement aux vues de la diplomatie française et de ses alliés d’Europe centrale : la politique révisionniste allemande interdisait tout « Locarno oriental ». On voit donc les relations ambiguës entre petits États et identité européenne : très jaloux de leur liberté et de leurs droits chèrement acquis, ceux-ci n’ont-ils pas tendance (lorsque les menaces les plus graves sur leur avenir semblent s’estomper) à se montrer plus européens que d’autres, tout simplement parce que cela leur assure plus de sécurité ou les intègre dans les circuits économiques européens ?
Dans cette optique, nous structurerons notre développement en trois parties : l’importance de l’identité européenne dans la définition d’une identité estonienne dès 1918-1919, les contradictions entre la politique de défense et les convictions européennes de certains milieux jusqu’en 1925, et enfin l’instauration, après 1925, d’un « climat locarnien » qui n’est pas dénué de toute ambiguïté.
I. IDENTITÉ ESTONIENNE ET IDENTITÉ EUROPÉENNE (1918-1919)
Le nationalisme estonien est basé sur la lutte sociale contre les élites allemandes, principalement contre les grands propriétaires terriens qui ont longtemps imposé le servage à leurs paysans. Avec la fin du servage avait pu se développer une classe de petits et moyens propriétaires, d’où étaient sortis les cadres intellectuels. Ceux-ci avaient permis, par leur activité, l’éveil national, notamment par un travail intensif d’alphabétisation et de scolarisation des masses rurales et la production d’ouvrages littéraires et de journaux de qualité. On garde cependant en Occident l’image des « serfs » (avec toutes les connotations péjoratives qui y sont liées) luttant contre les barons baltes, fidèles représentants de l’antique esprit prussien . De ce fait, les premières revendications estoniennes se heurtent à l’incrédulité : beaucoup d’esprits mal informés ne voient pas en quoi le paysan estonien se distingue du moujik russe et projettent sur le premier les stéréotypes qu’ils ont accumulés sur le second. On se demande quels sont les liens qui peuvent exister entre ce peuple « sans culture » (dont on se plaît à évoquer l’attachement passé au paganisme et la conversion tardive) et la civilisation européenne basée sur l’héritage grec, romain et chrétien. On préfère donc faire des Estoniens une composante à part entière de ce vaste ensemble russe dont l’identité reste toujours mal définie, tangente entre Europe et Asie.
Seuls quelques savants, dont le linguiste Antoine Meillet ou le directeur de l’École des langues orientales, Paul Boyer, mettent en valeur les particularités de la langue estonienne et soulignent ses différences avec les langues slaves ou baltes. D’autres, comme Gaston Gaillard, directeur du Bulletin de l’Estonie, cherchent à faire mieux connaître l’Estonie et les autres pays baltiques : ce sont ces hommes qui, plus tard, défendront l’idée de l’indépendance.
En 1918-19, le monde russe, après une guerre perdue et deux révolutions, est dans le chaos : cela entraîne une radicalisation du nationalisme estonien et la déclaration d’indépendance de l’Estonie. Toute cette évolution s’accompagne d’une réflexion sur la nature de l’identité estonienne, en vue de convaincre certaines parties de la population pour laquelle l’indépendance restait un idéal bien lointain et d’obtenir une reconnaissance internationale. Le but, bien sûr, est de démontrer l’existence d’une véritable identité estonienne, nettement distincte de l’identité russe. Pour cela, les auteurs des publications et des memoranda estoniens présentés aux diverses conférences alliées s’appuient sur l’antibolchevisme d’une grande partie de l’opinion européenne : le bolchevisme et ses horreurs ne sont finalement que le révélateur de l’identité asiatique de la Russie, pays où les germes d’anarchie et de désordre ne peuvent que se développer. On cherche donc à ne pas se limiter à une critique du bolchevisme, mais à faire de celui-ci un signe révélateur de ce qu’est la Russie. L’enjeu est en effet d’importance : il faut convaincre les Alliés (persuadés que le bolchevisme n’est qu’un moment très éphémère de l’histoire russe) que la Russie future ne sera pas vraiment meilleure. On s’emploie donc à montrer combien était grande l’impéritie du régime tsariste dès avant les révolutions de 1917.
Face à ce « foyer de désordre » qu’était, est et sera la Russie, les Estoniens se posent en gardiens de la civilisation européenne. Ce concept de peuple-barrière n’est pas nouveau et a été également utilisé par d’autres nationalités à la recherche de leur identité : c’est le cas en particulier des Hongrois ou des Polonais. Il s’appuie sur les grands souvenirs de l’histoire nationale (où mythe et vérité s’entremêlent toujours), où un peuple unanime se sacrifie contre les hordes ennemies pour sauver et la nation et l’Europe entière, ainsi les Hongrois contre les Turcs (une part non négligeable des nobles hongrois jouèrent cependant la carte turque sans aucune mauvaise conscience). Cependant, les Estoniens, contrairement par exemple aux Lituaniens, utilisent moins cet argument – ce sont les croisés allemands qui ont lutté contre les Russes. Mais ils ont beau jeu de montrer que la frontière orientale du pays (lac Peipous, Narva, où se font face depuis des siècles d’imposantes forteresses) a toujours conservé une haute valeur symbolique, au contact entre Europe catholique (puis luthérienne) et monde russe orthodoxe. C’est là que les chevaliers Porte-Glaive ont été arrêtés sur la route de Novgorod par Alexandre Nevski et que Charles XII rencontre Pierre le Grand en 1700 pour une bataille sanglante et décisive.
Exploitant toujours l’idée de l’opposition entre Européen civilisé et Russe arriéré, les Estoniens tentent également d’inverser leur image de paysans arriérés auprès des Occidentaux, en démontrant le degré de développement auquel est parvenue leur société. Les memoranda soulignent ainsi que le taux d’alphabétisation, le taux de fréquentation et le nombre des établissements scolaires, le nombre de livres publiés (en langue nationale) dans les provinces baltiques n’ont rien à envier aux pays occidentaux les plus développés. De même, ils s’attachent à mettre en valeur les performances de leur économie : ils soulignent le développement de l’agriculture, grâce surtout à la diffusion précoce du mouvement coopératif parmi les paysans : utilisation d’engrais artificiels, sélection des semences, etc. L’extraordinaire croissance de l’industrie est soulignée, avec la création d’entreprises modernes liées à la seconde Révolution industrielle (électricité, automobile, caoutchouc), tout comme l’importance des ports de Tallinn ou Pärnu pour le commerce russe (un tiers du commerce extérieur russe transitait par les ports baltiques en 1913). L’ensemble de ces chiffres s’appuie sur des comparaisons incessantes avec d’autres pays européens (en particulier les petits pays – Suisse, Danemark, Belgique… – qui ont une superficie ou une population proche) : il s’agit de prouver que l’Estonie est parfaitement viable et conservera dans le futur sa stabilité intérieure et extérieure, bref qu’elle a toute sa place dans le concert européen des nations.
Symétriquement, les comparaisons avec la Russie veulent souligner combien est grande la modernité balte et important l’écart en termes de culture ou de développement économique. Alors que la Russie se débattra longtemps dans le désordre et mettra un temps infini à retrouver son équilibre, l’Estonie et les autres pays baltes, en vraies nations européennes et développées qu’elles sont, seront prêtes à être des éléments d’ordre dans la nouvelle Europe orientale d’après-guerre. Ainsi, on trouve de multiples mentions du rôle que pourra jouer l’Estonie comme « base de départ » pour la reconquête commerciale et financière de la Russie future.
On voit donc au total que, dans toutes ces publications, l’identité européenne joue un grand rôle dans la définition de l’identité estonienne : c’est parce qu’ils s’attribuent le statut de pays européen et qu’ils le dénient à la Russie que les Estoniens peuvent en partie s’attribuer le rôle de peuple gardien de la civilisation européenne et justifier leur volonté de sécession vis-à-vis de l’ex-Empire russe. Il faut bien sûr faire attention à tout ce qui, dans ces publications, peut dépendre de la propagande, de la volonté de convaincre par tous les moyens des puissances européennes réticentes (les analyses sur la barbarie bolchevique, découlant du caractère « asiatique » des Russes, sont partagées par une grande partie de l’opinion occidentale, où la mauvaise connaissance de l’espace russe et les fantasmes et les peurs liés à l’apparition d’un régime dangereux pour l’ordre existant jouent un grand rôle).
Mais cela démontre le profond sentiment d’altérité que peuvent ressentir dès cette époque les Estoniens par rapport aux Russes et leur conscience d’appartenir à une aire culturelle distincte.
Si ces arguments contribuent à donner une image plus nette et positive des Estoniens dans l’opinion européenne, ces derniers devront lutter et attendre jusqu’en 1921 pour que les puissances occidentales consentent à renoncer à leur idée de reconstruire une Russie forte et reconnaissent la séparation définitive entre les nations de la Baltique orientale et les Russes. Mais en Estonie où, comme ailleurs dans cet immédiat après-guerre, les nationalismes s’exacerbent, quelle peut être la force de l’idée européenne ?
II. NATIONALISME, ENTENTE BALTIQUE ET IDÉE EUROPÉENNE (1921-1925)
Si, contrairement à d’autres nationalités de l’Europe orientale, les dirigeants des nouveaux États ont réussi à éviter l’incorporation dans la Russie soviétique et à obtenir la reconnaissance internationale, ils doivent par-dessus tout chercher à assurer la sécurité de leur pays face aux éventuelles menaces allemandes et soviétiques et à prendre le contrôle d’un pays dont les élites politiques, économiques et culturelles étaient en grande partie étrangères.
Les élites estoniennes s’ouvrent donc au maximum à l’influence occidentale. Elles cherchent à donner à l’extérieur l’image de bons élèves dans la construction d’États démocratiques et parlementaires. Il s’agit toujours de prouver l’appartenance profonde à l’Europe et à ses traditions politiques et de rejeter toute forme de régime autoritaire ou despotique, volontiers qualifié de régime « oriental ». La constitution estonienne s’inspire ainsi fortement de l’exemple des régimes occidentaux. Elle se veut même encore plus démocratique puisque le pouvoir exécutif reste faible par rapport à un pouvoir législatif très puissant (un nombre déterminé d’électeurs peut ainsi permettre la tenue d’un référendum pour l’approbation d’un projet de loi déposé par eux). De même, il deviendra courant de voir des délégations estoniennes venir en Angleterre, en France ou en Suède afin de visiter diverses administrations (ministères, postes, prisons…) et établissements scolaires et de s’en inspirer pour l’organisation des institutions estoniennes correspondantes. Le but, là encore, est d’effacer toute trace d’une bureaucratie russe jugée inefficace et corrompue. On cherche également à envoyer le maximum d’étudiants estoniens dans les universités occidentales (c’était déjà le cas auparavant, mais la très grande majorité se dirigeait vers les centres « naturels » qu’étaient Saint-Pétersbourg ou Moscou) et à constituer les cadres qui remplaceront les anciens professeurs rompus aux méthodes allemandes ou russes. Au total, on a pu parler d’une « européanisation à marche forcée » des anciennes provinces baltiques de l’Empire tsariste, où tout est fait pour oublier le souvenir de celui-ci et affirmer l’identité européenne des nouveaux États.
Mais cette démarche est ralentie lorsqu’elle va à l’encontre du nationalisme estonien, ainsi pour la question des minorités. Dans le droit fil des traités imposés à tous les nouveaux États indépendants d’Europe centrale, le Conseil de la SDN va lier l’entrée des nouveaux États à l’engagement de ces derniers de ne pas violer les droits des différentes minorités. Si les nouveaux États baltes veulent respecter ceux-ci, puisque le respect des minorités apparaît comme l’une des bases de l’Europe nouvelle, beaucoup de politiciens et de nationalistes s’émeuvent de cette ingérence dans ce qu’ils considèrent comme les affaires internes de leurs pays et surtout contre ce traitement inégalitaire entre les différents États européens. Il faudra plusieurs années de négociations difficiles pour que l’Estonie signe une déclaration à ce sujet et que la SDN se porte garante du bon respect de celle-ci.
Si les Estoniens affirment leur identité européenne, ils se montrent soucieux d’assurer leur sécurité, en restant proche et en cherchant la protection des puissances de l’Entente. Ces préoccupations sont à la base de l’idée d’une Entente baltique qui pourrait aller de la Pologne à la Finlande. Cette alliance est défendue par la diplomatie française, qui veut voir l’influence polonaise contrecarrer un possible retour en force de l’influence allemande et souhaite le renforcement du fragile État polonais en cas de menace soviétique.
L’Entente baltique est de même défendue par les courants nationalistes les plus germanophobes, même si on refuse fermement toute domination polonaise. Cependant, si on proclame le caractère pacifique de l’alliance, l’entrée dans celle-ci suppose l’entrée définitive dans l’une des coalitions rivales qui divisent l’Europe. Il est d’ailleurs intéressant de constater que cette idée d’Entente baltique avait été imaginée juste à la fin de la guerre avec un tout autre but par des diplomates, comme les Estoniens Pusta ou Piip, ou des intellectuels comme le Lituanien Milosz : leur but était de créer un vaste rassemblement pacifique pour coopérer dans les domaines économique (idée d’union douanière), scientifique ou culturel, plutôt qu’une alliance militaire. On imaginait d’ailleurs, comme Pusta, que cette entente ne serait qu’un prélude à un élargissement à d’autres pays de l’Europe centrale et orientale, sinon à la constitution des États-Unis d’Europe.
Mais au climat quelque peu euphorique des débuts de la Conférence de la Paix avaient succédé les lendemains orageux de l’après-guerre, où, dans des pays complètement ruinés et dévastés par cinq années de combats, chacun pensait d’abord à ses propres intérêts. Si l’on se montre soucieux de maintenir en vie les projets de coopération, les déclarations qui concluent les multiples conférences générales et techniques sont très rarement suivies d’effets, soit par manque de volonté politique soit du fait de l’opposition de certains milieux. Les initiatives les plus poussées, les conférences de Varsovie (mars 1922) et d’Helsinki (janvier 1925), seront sans lendemain.
De plus en plus, alors qu’en ce milieu des années vingt les rapports franco-allemands s’améliorent et que la menace soviétique semble s’atténuer, l’idée d’alliance baltique apparaît obsolète. L’idée de renouer des relations pacifiques avec l’Allemagne et l’URSS repose sur la volonté de pacifier le climat européen et d’empêcher tout retour aux rivalités funestes d’avant-guerre. De plus, contrairement à une grande puissance, qui dispose d’un certain potentiel militaire, économique et financier lui permettant de faire face aux crises internationales, il est absolument nécessaire, pour un petit État nouveau comme l’Estonie, de disposer d’un climat plus serein. Il lui faut en effet pouvoir consacrer l’essentiel de ses ressources à reconstruire et à consolider son autorité sur le plan interne, et surtout à se créer ou à retrouver une place dans les circuits commerciaux européens. Les ressources minières, qui sont une clé de la puissance, sont effet présentes en quantités négligeables (à l’exception des gisements de schistes bitumineux, encore à peine exploités à l’époque en Estonie). La force du secteur agricole permet en revanche l’exportation de certains produits (par exemple le lin, le beurre et la viande de porc, l’Estonie étant l’un des fournisseurs importants de bacon du Royaume-Uni). Mais cela suppose une conjoncture internationale saine : en cas de crise, les petits États sont en effet les premières victimes des droits de douane élevés, et ils n’ont pas les moyens de mener une lutte commerciale contre des États bien plus puissants économiquement.
Les milieux commerciaux estoniens espèrent surtout bénéficier de la reprise des relations entre l’Europe et la Russie et jouer pleinement leur rôle de « porte » entre ces deux mondes. Les industriels estoniens, qui écoulaient une grande part de leur production sur le marché russe (papier, cuirs, produits agricoles) et y obtenaient une proportion importante de leurs matières premières, espèrent aussi pouvoir remettre en route partiellement les vastes usines quasi désertées de Tallinn et de Narva.
C’était donc logiquement dans ces milieux que l’on trouvait les plus fidèles partisans de l’idée européenne, d’une Europe économique où les barrières douanières tomberaient ou au moins s’abaisseraient. En cela, ils étaient moins sujets à l’exaltation que les milieux nationalistes, rendus trop confiants par les « miracles » ayant permis l’indépendance. Même si le développement d’une industrie nationale conduisait certains à prôner une dose de protectionnisme, ils étaient cependant conscients que l’avenir économique et politique de leur pays exsangue dépendait étroitement d’une détente douanière en Europe.
On trouvait également, parmi les partisans de l’idée européenne, une grande partie des députés de gauche, hostiles à tout lien avec la Pologne et à la politique jugée trop militariste de la France et favorables, une fois l’indépendance reconnue et bien assise, à une détente des relations avec les grands voisins. On retrouve donc quasiment le même type de milieux pro-européens que dans les pays occidentaux, avec certes une petite différence : les milieux intellectuels semblent très partagés, le domaine intellectuel étant un domaine sensible de la lutte nationale.
Les partisans de l’idée européenne placèrent donc beaucoup d’espoirs dans la Conférence de Gênes (1922), qui leur semblait être le prélude à cette reconstruction de l’Europe « bourgeoise » qu’ils appelaient de leurs vœux. Si l’échec de celle-ci fut une grande déception, le traité de Rapallo (1922) entre l’Allemagne et la Russie déclencha un cataclysme moins grand en Estonie qu’en France. Une partie des milieux politiques estoniens s’émut de la menace qui pouvait planer sur le pays, mais les milieux économiques se réjouirent de la reprise des relations, estimant que cela pouvait permettre un certain équilibre en Europe orientale. Cependant, la crise de la Ruhr et l’insurrection communiste de décembre 1924 en Estonie allaient prolonger l’instabilité dans la région jusqu’en 1925 : la signature du traité de Locarno, comme en Europe occidentale, va alors provoquer des changements importants.
III. L’ESPRIT DE LOCARNO SOUFFLE-T-IL À L’EST ? (1925-1934)
La détente entre la France et l’Allemagne en 1925, la restauration d’un climat économique confiant, les initiatives briandiennes vont rejaillir sur la politique menée par l’Estonie et les autres États baltes, ainsi que sur la réflexion estonienne sur l’idée européenne.
On sait qu’à la suite du refus de l’Allemagne de garantir ses frontières orientales et des échecs de tous les projets de « Locarno oriental », beaucoup de pays d’Europe centrale se considèrent comme abandonnés par leurs alliés occidentaux et s’attendent à subir la pression allemande. Les garanties françaises données n’apaisent que partiellement ces inquiétudes. De même, l’Union soviétique craint un nouveau Drang nach Osten. En Estonie, au contraire, le traité de Locarno est bien accueilli. L’idée d’un Locarno oriental est moins nécessaire aux diplomates estoniens. L’Allemagne cherche en effet à ménager les États baltes et a clairement renoncé à toute intention agressive vis-à-vis d’eux : à l’exception du territoire du Memel, elle ne réclame aucune révision de frontières et se montre satisfaite du traitement des minorités allemandes par les nouveaux États. L’Allemagne veut en effet à tout prix éviter que l’Estonie ne conclue une quelconque alliance avec la Pologne. La législation très libérale de l’Estonie sur les minorités (autonomie culturelle) conforte cette attitude.
De plus, compte tenu de relations particulières, mais globalement satisfaisantes, avec le régime soviétique, l’Estonie occupe une place stratégique de choix dans l’Europe du nord-est.
Le dilemme qui se posait aux diplomates estoniens jusqu’en 1925 est donc en partie résolu. Ils se devaient en effet de soutenir le nouvel ordre européen anti-allemand et antisoviétique. Mais l’Allemagne et la Russie restant des puissances, ils devaient, malgré leur loyauté politique vis-à-vis des Alliés, traiter celles-ci avec circonspection. Grâce à Locarno, l’Estonie peut envisager des relations moins mouvementées avec ces partenaires économiques indispensables. Elle espère voir l’avènement d’une Europe où règnent des conditions favorables à un rapprochement entre les peuples.
De plus, même si les relations entre les pays occidentaux et l’Union soviétique restent tendues, la reconnaissance diplomatique de cette dernière permet à l’Estonie de se rapprocher quelque peu de son grand voisin : si les négociations à propos d’un pacte de non-agression échoueront, les nombreux contacts établis à cette époque contribueront à pacifier le climat et à préparer le rapprochement qui allait s’opérer à la fin des années vingt.
Au sentiment d’insécurité, d’incertitude et de fièvre nationaliste succède donc la conviction d’avoir assuré l’avenir des nouveaux États dans une Europe nouvelle. L’idée européenne continue de recevoir un accueil largement favorable dans un petit État qui espère justement la disparition du concept même de petit État. Elle permet aux Estoniens d’espérer ne plus être les victimes d’une agression et d’entrevoir un règlement négocié des conflits, la prise en considération de leurs intérêts dans un espace où le droit prévaudrait et où serait garantie l’existence des nations baltiques. Il n’est donc pas surprenant de voir des intellectuels ou des diplomates estoniens jouer un rôle non négligeable dans les mouvements européens. Le plus connu est évidemment Kaarel Robert Pusta, ministre d’Estonie en France de 1921 à 1924 et de 1925 à 1932. Pusta tiendra une place importante dans le mouvement Paneuropa, mais aussi au sein de l’Union économique et douanière créée par Charles Gide et Yves le Trocquer. Les idées du premier rencontrent en effet un intérêt certain : hostilité au protectionnisme, facteur de tensions internationales dont pâtissent les petits États, éloge du mouvement coopératif. Il s’agit de mettre en place des unions douanières entre nations sur la base des sacrifices réciproques consentis en vue d’un intérêt général, l’intérêt européen. On voit donc que ces idées correspondent aux intérêts des pays baltes, qui ont absolument besoin d’un désarmement douanier et d’une intensification du commerce international, mais désirent protéger quelque peu leur industrie de l’afflux des produits manufacturés internationaux.
Ces dispositions se traduisent sur le plan politique par le soutien estonien aux initiatives de Briand. Le projet de Fédération européenne rencontrera un accueil largement positif, même si les milieux politiques s’inquiéteront des possibles limitations de souveraineté nationale, tout comme d’un possible affaiblissement de la SDN.
Les autres initiatives (conférence de désarmement, pacte Briand-Kellog de renonciation à la violence…) ont certes une portée plus générale, mais les Estoniens les voient comme des pas supplémentaires dans la construction d’une Europe nouvelle. L’Estonie acceptera en février 1929 de signer le protocole Litvinov qui renforce le pacte de 1928, puis des pactes de non-agression en 1932. À la SDN, les délégués estoniens soutiendront les initiatives françaises. De son côté, la diplomatie française se refusera à prendre en compte les protestations des barons baltes dépossédés par les réformes agraires, en en faisant non une question de minorités nationales mais une question intérieure.
De même, les délégués français sauront profiter de la soif de respectabilité des délégués baltes et leur confier des responsabilités au sein des commissions ou sous-commissions créées pour le bon fonctionnement du Conseil ou de l’Assemblée de la SDN.
C’est finalement la célèbre caricature (Derso et Kelen, 1931) montrant Briand assistant sur son rocher au lever du soleil européen qui illustre l’attachement européen des États baltes : ces derniers se trouvent au premier rang des dirigeants européens suivant sur la montagne le politicien français.
De même, sur un plan économique, la détente en Europe, la stabilisation des impérialismes permet aux économies baltes de se développer et surtout de s’intégrer dans les circuits économiques européens. Les espoirs de voir la Russie soviétique s’ouvrir au commerce et aux capitaux étrangers ont en effet été très vite déçus et ont obligé les milieux d’affaires estoniens à se recentrer sur l’exploitation des ressources nationales (principalement agricoles).
Grâce à la fin des rivalités commerciales entre Allemands et Britanniques, l’Estonie va se trouver progressivement incluse dans un triangle commercial anglo-germano-balte où la production estonienne est majoritairement écoulée sur le marché britannique et les produits manufacturés achetés principalement en Allemagne. Ce système est conforté par un ensemble de traités qui intègre l’Estonie dans ce réseau d’États européens s’accordant mutuellement la clause de la nation la plus favorisée. Cette large ouverture sur le marché européen a pour origine et renforce l’esprit européen des milieux d’affaires, mais elle satisfait aussi le personnel politique. Elle permet à l’Estonie de multiplier ses partenaires économiques et de s’assurer ainsi une certaine marge de manœuvre, contrairement à beaucoup d’autres petits États qui dépendent économiquement d’une seule grande puissance.
On voit donc qu’au total, plus que dans d’autres pays d’Europe orientale, l’esprit européen a régné en Estonie, où il a bénéficié de la consolidation des bases des jeunes États baltiques et d’une conjoncture internationale plus saine. Dans l’opinion publique occidentale, l’Estonie est donc considérée à la fois comme un petit pays au nationalisme vigoureux et parfois intolérant, mais aussi et surtout comme un pays s’intéressant vivement à l’idée européenne.
L’Estonie est un cas intéressant des relations qui peuvent exister entre petits États et identité européenne. Par leur position en marge de l’Europe, l’identité européenne clairement affirmée est une manière de se distinguer d’un voisin russe que l’on veut rejeter du côté asiatique. Mais si le sentiment national est fort, l’idée européenne reçoit un accueil positif parce qu’elle correspond finalement aux intérêts nationaux profonds : l’instauration d’un espace où les impérialismes seraient contrôlés et où la négociation prévaudrait permet d’envisager un avenir plus serein. Contrairement à d’autres pays, la création d’un espace européen de libre-échange partiel ne peut être que profitable à un État où le commerce extérieur a un tel rôle.
En cela, il n’est pas surprenant que la crise de 1929, en détruisant ce climat européen et en précipitant l’Estonie dans une crise très grave, conduise à un retour en force des nationalismes, comme dans bien d’autres pays. Lorsqu’en 1934, les trois États baltes créent une Entente baltique, beaucoup de partisans de l’Europe saluent cette initiative, dans laquelle ils voient un exemple pour la construction d’une future communauté européenne. Or, dans l’esprit des dirigeants estoniens, on est alors bien loin des projets utopiques forgés en 1919. La nouvelle alliance a plus pour but de renforcer les nouveaux États face à la montée en puissance de l’Allemagne hitlérienne et de l’Union soviétique. L’esprit européen s’efface désormais irrémédiablement, bien que de façon progressive (les pays baltes continuent à jouer un grand rôle à la SDN, la Lettonie étant même élue au Conseil en 1936), devant la volonté de survivre à tout prix au grand choc qui s’annonce.
SOURCES
Archives du ministère des Affaires étrangères, Europe 1918-1940, Estonie, 1, 2 ; Lettonie, 1 (Politique extérieure, memoranda baltes).
Pour les nombreux projets d’Entente baltique, on renverra particulièrement aux interventions de K. R. PUSTA : L’Esthonie et l’Entente baltique (Conférence prononcée à la séance du 7 mai 1923 du Comité national d’études sociales et politiques), Paris, 1923, et « Vers l’union baltique », Le Monde Slave, mars 1927.
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Cet article a été publié dans la revue Études finno-ougriennes, tome 34 (année 2002), publiée par l’Association pour le développement des études finno-ougriennes.