Parmi les œuvres qu’Alexandre Pouchkine a laissé inachevées à la suite du duel où il trouva la mort le 27 janvier 1837 figure un roman dont seuls les sept premiers chapitres ont été rédigés. Il est intitulé Le nègre de Pierre le Grand (Arap Pietra Velikova) et rapporte la vie assurément peu banale du bisaïeul de l’écrivain. Celui-ci était en effet un Africain, né vers 1696 à Logone, sur le bord du fleuve du même nom, dans le nord de l’actuel Cameroun. Fils du roitelet local, il avait été enlevé par des marchands d’esclaves et emmené à Constantinople où, après avoir été fait musulman sous le nom d’Ibrahim, il fut affecté au service du palais du sultan Ahmed III. Un an plus tard, il fut racheté secrètement par un négociant russe, pour le compte du chancelier Golovine agissant au nom du tsar Pierre Ier Alexéïévitch. Peu de temps après son arrivée en Russie, le jeune enfant noir fut baptisé dans la religion chrétienne selon le rite orthodoxe, en présence de son parrain, qui n’était autre que le tsar lui-même. Il reçut alors comme prénom de baptême celui de son illustre parrain mais continua pourtant à lui préférer Abraham, la forme chrétienne du prénom musulman qui lui avait été donné initialemeut. Cela se passait à Vilnius le 13 juillet 1705, on était alors en pleine guerre avec la Suède. L’armée suédoise avait battu les Russes à Narva en novembre 1700, mais quelques années plus tard, à Poltava, le 27 juin 1709, la Russie prenait sa revanche. Le roi Charles XII était contraint de s’enfuir précipitamment en Turquie et ses soldats emmenés par dizaines de milliers en captivité. Le jeune filleul noir de Pierre Ier, alors tambour au régiment Préobrajenski, avait pris part à la bataille, cependant que dans le camp des vaincus le capitaine Johann Philip von Strahlenberg allait plus tard se faire connaître des historiens et des linguistes en démontrant pour la première fois l’existence d’une famille de langues rassemblant à la fois les Finnois et les Ougriens.
Avec les années, Abraham ne tarda pas à révéler des dons indubitables pour le dessin et les sciences mathématiques, ce qui incita Pierre Ier à vouloir en faire bientôt un officier spécialisé dans l’artillerie et la construction des places fortes Son filleul réussira si bien dans ce domaine de l’architecture militaire qu’il finira par atteindre le sommet de la hiérarchie en devenant général en chef du génie russe.
Or, au cours de sa longue et brillante carrière au service de la Russie, l’Africain aura à plusieurs reprises l’occasion de séjourner en Estonie et d’y assumer des fonctions éminentes.
Son premier contact avec ce pays eut lieu en 1714, au cours de la guerre du Nord qui devait s’achever eu 1721 par le traité de Nystadt-Uusikaupunki. À cette époque, il est devenu un grand et beau jeune homme de dix-huit ans. Officier d’ordonnance du tsar, il en est aussi le confident et parfois l’homme des missions délicates ou secrètes. Au début de l’année, il accompague l’empereur lorsque celui-ci se rend à Tallinn, que ses armées ont prise aux Suédois le 29 septembre 1710, et c’est tout naturellement à ses côtés qu’il séjourne dans une maison proche de la ville, maison qui existe toujours et se trouve sur le site de l’actuel château de Kadriorg (Ekaterinental). Il prend part avec le tsar à la bataille navale qui se déroule au large du promontoire de Hanko, à l’entrée septentrionale du golfe de Finlande ; puis au lendemain de la victoire remportée sur la flotte suédoise, il est dépêché en secret à Tallinn pour en informer les autorités de la ville au nom du tsar.
Il ne reprend contact avec l’Estonie que beaucoup plus tard, alors que, après un stage à l’école d’artillerie de La Fère, en France, il est devenu ingénieur militaire et a été promu au grade de capitaine. Il est désormais un des meilleurs spécialistes russes dans l’art des fortifications à la Vauban. Cela se passe en septembre 1730. Pierre le Grand, mort depuis le 19 janvier, a été remplacé sur le trône par sa nièce Anna Ivanovoa. La nouvelle souveraine, qui connaît les talents du Noir, l’affecte en Estonie dans l’équipe du comte von Münnich, qui est depuis 1727 le général en chef de l’arme du génie et le grand maître des fortifications. Installé à Pärnu à partir de mars 1731, Abraham y connaît les joies d’un travail scientifique où il excelle, mais aussi, hélas, les déboires d’un mari trompé. Sa femme, fille d’un officier de marine d’origine grecque, accouche en effet, à la risée générale, d’un enfant complètement blanc, une fille prénommée Eudoxie, que le père putatif, dans le vain espoir de faire taire les mauvaises langues, consent à reconnaître comme sienne. Face au ridicule qui l’accable, il demande à être relevé de ses fonctions, ou à tout le moins déplacé. L’impératrice refuse : on a trop besoin de ses connaissances rarissimes pour se priver de ses services au prétexte qu’il a été trahi par son épouse. Pour fuir les quolibets et les allusions déplaisantes, il achète en 1723 la métairie de Karjaküla, à une trentaine de kilomètres de Tallinn, et une fois séparé de sa femme il s’y réfugie dès qu’il le peut Renonçant provisoirement au métier des armes, il se mue avec succès en propriétaire foncier, élève des bovins, cultive le seigle et l’avoine, et se porte aussi acquéreur de plusieurs autres petites fermes des alentours pour arrondir son domaine, qui est encore modeste : moins de cent cinquante hectares. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance à Tallinn d’une famille suédoise, les Schoeberg, dont l’une des filles, Christine-Régine, tombe bientôt follement amoureuse du beau Noir. Comme les sentiments de ce dernier ne sont pas moins ardents, ils décident de s’unir le 5 juin 1735. Elle lui donne un premier fils à la peau brune, qu’ils prénomment Ivan. Ce nouveau mariage sera aussi réussi que le premier avait été raté. Le couple apparemment si mal assorti entre la blonde Scandinave et le nègre d’Afrique connaîtra une idylle sans nuages et donnera naissance à sept enfants. Le mariage religieux n’interviendra toutefois qu’en 1736, après due autorisation de la cour de justice militaire de Pärnu. Il se déroulera avec faste dans le cadre somptueux de la cathédrale orthodoxe Saint-Nicolas de Tallinn.
La tsarine Anna Ivanovna meurt le 17 octobre 1740, après dix ans de règne. Son favori, Biren, qui s’est proclamé régent, est bientôt renversé par une conjuration d’officiers supérieurs que dirige Münnich, et remplacé par Anna Leopoldovna, qui gouverne au nom de son fils mineur, le petit Ivan VI. Quatre mois plus tard, Abraham Hannibal est promu lieutenant-colonel et la régente lui offre à vie le village de Rahula, au sud de Saue, à une dizaine de kilomètres de Tallinn, ainsi que huit familles de serfs, avec des domaines trois fois plus étendus qu’à Karjaküla. Nommé en même temps commandant de l’artillerie de Tallinn, il y prend aussitôt ses fonctions, cessant d’être le simple propriétaire foncier qu’il était devenu entre temps. Il est placé sous les ordres du baron danois Waldemar de Loewendal, gouverneur de l’Estonie, qui sera un jour maréchal de France. Pour l’heure il s’entend mal avec ce personnage cassant et manifestement raciste, qui lui cherche noise au point de lui faire poser des traquenards par le commandant de la place, le Français Debrigny. Heureusement ce dernier est bientôt remplacé par le Russe Philosophov qui le tient en haute estime et refuse de le harceler. Le 25 novembre 1741, Anna Leopoldovna et Ivan VI sont renversés après seulement quatorze mois de règne. Elisabeth Petrovna, trente-deux ans, fille de Pierre le Grand, monte sur le trône des Romanov. Deux mois plus tard, Abraham, qu’elle connaît bien et apprécie, est promu au grade de général-major. Il prend le commandement de la garnison de Tallinn à la place de Philosophov qui a été nommé à Riga. En même temps, c’est-à-dire le 12 juillet 1742, il reçoit en jouissance perpétuelle des terres dans la région de Pskov. La propriété, qui s’appelle Mikhaïlovskoïé, se trouve aux environs de Yoronitch (aujourd’hui Yorontsovo), Abraham est dès lors le premier chef militaire d’Estonie et la deuxième personnalité officielle après le gouverneur. À Tallinn, il s’installe avec sa famille dans une maison à un étage avec jardin qui existe toujours, au numéro 1 de la rue Toompea, dans le centre historique de la ville. C’est la “maison du commandant” (Komandandi maja).
Moins de deux mois plus tard, le gouverneur Loewendal ayant reçu l’ordre de se rendre en Finlande où se déroulent des opérations militaires, Abraham est chargé de l’intérim pendant sept mois. En raison de la guerre qui se poursuit avec la Suède, il s’emploie à développer les défenses côtières, à renforcer les positions d’artillerie, à construire ou à consolider les forts qui protègent la ville face à la mer ; mais il se heurte à ceux qui, en ce temps-là, dominent complètement la vie publique estonienne, à savoir les propriétaires germano-baltes et les commerçants allemands des anciennes villes hanséatiques de Pärnu et de Tallinn. Ils sont en effet pro-suédois, à la fois par sympathie germanique et par intérêt économique, mais aussi parce qu’ils tiennent les Russes pour des barbares et préfèrent la Suède lointaine à la Russie trop proche. Il n’en poursuit pas moins une politique active de grands travaux d’intérêt militaire, mettant en place aux endroits stratégiques des tours de surveillance et multipliant les batteries de canons à longue portée. Ses efforts pourraient bien avoir eu sur les Suédois un effet dissuasif, ce qui les contraint finalement à signer la paix à Åbo-Turku le 16 juillet 1743. Loewendal quitte alors la Russie pour se mettre au service du roi de France, mais Abraham Hannibal restera, quant à lui, encore dix ans à Tallinn.
C’est l’époque où il intente un procès retentissant à un universitaire, le professeur Joachim von Tiren, à qui il avait loué son exploitation agricole de Rahula sous la condition expresse qu’il n’exercerait pas de sévices sur ses serfs. Tiren ayant violé son engagement, il le fait condamner par la justice et rompt le contrat de louage. Si Abraham sort vainqueur de cette pénible affaire, ce sont surtout les Estoniens qui en sont les gagnants. L’ancien esclave noir s’est souvenu de sa condition première et n’a pas voulu être le complice de procédés brutaux qui, pour être courants en ces temps-là, n’en étaient pas moins indignes. Il faudra quand même attendre encore soixante-treize ans pour que le servage soit aboli en Estonie (1816), puis en Livonie (1819), mais bien plus longtemps encore pour qu’il le soit en Russie (1861).
Le 1er novembre 1743, un nouveau gouverneur civil est nommé en Estonie. Au baron danois Loewendal succède le prince prussien von Holstein-Beck, général-lieutenant. Les relations avec Abraham-Hannibal se tendent à nouveau. Il est en butte aux manœuvres mesquines du Suédois Holmer, qui le déteste parce qu’il briguait sa place Il lui en veut, certes, de n’être pas blond aux yeux bleus comme lui, mals surtout d’être intègre, insensible à la corruption et aux différents moyens malhonnêtes qui sont monnaie courante dans l’administration russe d’Estonie. Pourtant il a remis en état avec une énergie inlassable tout le système de défense de Tallinn, plaçant la ville et sa région à l’abri d’une attaque navale. Le conseil municipal l’en remercie très officiellement, d’autant qu’il a profité des travaux de fortification pour embellir aussi la ville et en améliorer la voirie. Mais ni Holmer ni Holstein-Beck ne désarment pour autant. Ils cherchent à tout prix à se débarrasser de cet empêcheur de tricher en rond, assez stupide pour éprouver des scrupules et refuser les petites “facilités” qui sont d’usage chez les hauts fonctionnaires tsaristes. Las de ces mesquineries, Abraham souffre de la haine dont il est l’objet et sollicite sa mutation, mais il doit encore l’attendre deux ans. Cette période de sa vie qui se déroule en Estonie pourrait être pour lui la plus heureuse, puisqu’il lui naît une fille, Anne, en 1741, puis un deuxième fils, Pierre, l’année suivante et un troisième, Joseph (Ossip) en 1744, qui sera plus tard le grand-père d’Alexandre Pouchkine.
C’est seulement le 15 juin 1745 qu’Elisabeth Ire Petrovna consent à réserver une suite favorable à sa requête en le nommant chef de la délégation russe chargée de fixer sur le terrain la nouvelle frontière entre la Suède et la Russie à travers la Finlande, conformément aux dispositions du traité d’Åbo. De ce fait, de juin 1745 à octobre 1746, il est donc absent de Tallinn. Tout l’est de la Finlande jusqu’au Kymijoki, avec les villes de Hamina, Lappeenranta et Savonlinna, est annexé à l’empire russe. Loviisa, à cent cinquante kilomètres de Viipuri, devient ville frontière. Cinquante mille kilomètres carrés de territoire sont perdus pour le royaume de Suède.
À son retour, il décide de se consacrer à ses propriétés de Karjaküla et de Rahula, mais aussi à celle de Mikhaïlovskoïé, qui regroupent quarante et un villages et plus de six cents familles. Il se fait construire une nouvelle résidence dans un hameau auquel il donne le nom de Pietrovskoïé en hommage à Pierre le Grand, son illustre parrain au souvenir duquel il reste profondément attaché C’est pourquoi il ne fait plus après 1747 que de brèves apparitions en Estonie, non plus pour diriger, mais seulement pour inspecter les travaux de reconstruction du port, dont les anciennes installations de bois sont remplacées par des quais en pierre selon ses plans. Il revient encore pour surveiller la construction d’un fort avancé sur l’une des îles de la baie de Tallinn. Puis il quitte définitivement la terre estonienne à la fin du mois d’avril 1752 pour aller prendre à Saint Pétersbourg ses nouvelles fonctions de directeur technique des places fortes. Il a maintenant cinquante-six ans. Il a passé en Estonie vingt-deux années de sa vie qui ont été parmi les plus enrichissantes, malgré les ennuis que les gouverneurs successifs se sont ingéniés à lui susciter. À la vérité, en sa nouvelle qualité, il ne perd pas de vue les travaux de protection côtière qui se font à Pärnu notamment et dont il a été l’initiateur, mais son champ d’activité est surtout désormais la capitale, avec Cronstadt et la forteresse Pierre-et-Paul, ainsi que ses lointaines dépendances de Vyborg-Viipuri et de Schlüsselbourg-Pähkinäsaari.
Depuis 1748, l’ancien esclave racheté à Constantinople est entré dans la noblesse en devenant chevalier lorsque l’impératrice lui a remis le cordon de l’ordre de Sainte Anne en témoignage de reconnaissance pour ses exceptionnelles qualités de mathématicien, d’ingénieur et d’hydraulicien. Et son ascension se poursuit à l’occasion de la guerre de Sept Ans En août 1757, il prend la présidence de la commission nationale chargée de l’inspection des forteresses de l’empire, ce qui lui ouvre l’accès aux plus grands secrets de l’État. Le 23 octobre 1759, il est promu général en chef de l’arme du génie et un an plus tard, le 30 août 1760, il reçoit le cordon rouge de l’ordre d’Alexandre Nevski, la plus haute distinction russe.
Enfin, le 9 juin 1762, à soixante-six ans, il se retire du service actif et prend sa retraite dans sa propriété de Souïra, près de Gatchina, au sud-ouest de Saint-Pétersbourg. Il cesse alors tout à fait de se rendre en Estonie, comme il l’a fait encore parfois au cours des dernières années pour des raisons de service. Il se fait construire dans la capitale de Pierre le Grand une belle et grande maison familiale qui existe toujours. C’est là qu’en 1755 il apprend avec joie qu’une petite-fille prénommée Nadiejda lui est née chez son fils Joseph, celle-là même qui donnera naissance en 1799 au plus grand des poètes russes, Alexandre Serguiéïévitch Pouchkine.
Le 20 avril 1781, le filleul de Pierre le Grand meurt à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, riche sans doute d’argent et de titres mais surtout entouré de la considération universelle, après avoir atteint les sommets de la hiérarchie militaire. Il a imprimé pour longtemps dans son pays d’adoption, et notamment en Estonie, la marque de son génie de l’architecture défensive, qui en a fait en quelque sorte le Vauban russe au visage noir.