Alors que la vie reprend son cours en Estonie après la crise du coronavirus, les premières tensions apparaissent entre les différents acteurs qui ont eu à gérer la situation. La directrice de l’Agence de la Santé (Terviseamet) Merike Jürilo a annoncé le 18 juin qu’elle quittait son poste le 1er juillet et le directeur du Service des Urgences de l’agence Martin Kadai a annoncé sa démission le 1er juillet. M. Jürilo et M. Kadai ont été deux des acteurs centraux de la gestion de la crise sanitaire. Les deux fonctionnaires ont expliqué leur choix par la perte de confiance entre partenaires, le gouvernement et les ministres d’un côté et l’Agence de la Santé de l’autre (la coopération n’aurait pas été optimale). Si les spécialistes ont toujours voulu prendre leurs décisions sur la base d’éléments scientifiques, les membres du gouvernement ont parfois été à l’encontre des recommandations pour défendre leurs intérêts politiques. Le gouvernement a ardemment défendu la conduite de tests d’anticorps auprès de la population (après qu’un soutien financier du parti Isamaa a fait don de tests), une mesure que l’Agence de la Santé ne jugeait pas adéquate. L’association des scientifiques n’a toutefois pas été nulle. L’Université de Tartu a ainsi décerné la médaille Johan Skytte au ministre des Affaires sociales Tanel Kiik et a distingué sa chercheuse en microbiologie Irja Lutsar pour leurs efforts pendant la crise.
Sur la scène politique, les manœuvres dans l’optique des échéances à venir (élections municipales et présidentielle de 2021, et à plus long terme les législatives de 2023) commencent. Après huit années à la tête d’EKRE (Parti populaire conservateur) au cours desquelles il a réussi à faire des ruines de l’ancienne Union populaire (Rahvaliit) la troisième force politique du pays, Mart Helme, 70 ans, a décidé de passer la main en renonçant à être candidat lors du projet congrès du parti le 4 juillet 2020. Le ministre de l’Intérieur a annoncé soutenir la candidature de son fils, Martin (l’actuel ministre des Finances), 44 ans. Le président sortant estime que son fils sera plus à même d’insuffler l’énergie nécessaire au parti pour être en position d’obtenir le poste de Premier ministre.
Un nouveau scandale politico-financier secoue le Parti du centre, du Premier ministre Jüri Ratas, alors que la formation politique tente de tourner la page des années Savisaar. À l’origine de cette affaire, un don de 50 000 euros effectué en janvier par une entrepreneure de Tartu sans lien avec le parti. Toutefois, ce n’est qu’en avril-mai que cette somme devient gênante. Voyant que la somme représente près de la moitié des dons effectués au Parti du centre au premier trimestre 2020, la Commission de surveillance du financement des partis politiques (Erakondade Rahatamise Järjelvalve Komisjon – ERJK) exige des précisions au parti. Face aux soupçons de financement illégal, les données fiscales de la donatrice laissent penser que celle-ci est incapable de donner une telle somme, ladite commission saisie les services du procureur fin mai. Le 6 juin, un article d’Eesti Ekspress explique que la somme provient de l’ancien compagnon de la donatrice. Si l’ancien couple indique que le don est un acte de vengeance, les doutes persistent lorsqu’il ressort que l’ancien compagnon a des intérêts dans le projet de développement de l’ancien hippodrome de Tallinn, qui fait l’objet de discussions entre son promoteur et la municipalité tallinnoise, tenue par le Parti du centre.
L’affaire agite d’autant plus le milieu politico-médiatique que la Commission de surveillance, composée en partie de représentants des partis représentés au Riigikogu, est visée par un projet de réforme gouvernemental. La coalition au pouvoir a annoncé vouloir la supprimer et transférer ses compétences au Riigikontroll, chargé du contrôle des comptes publics. La mesure est fortement critiquée par l’opposition qui y voit une manœuvre pour mettre un terme à certaines procédures visant les partis de la coalition, en premier lieu le Parti du centre. (La Cour suprême a entre-temps confirmé en juin que le Parti du centre devait rembourser 110 100 euros de dons illégaux, une affaire initiée par l’ERJK.) Les partisans du projet ont nié en arguant que la mesure vise à améliorer le contrôle du financement des partis, mais Mart Helme a aussi reconnu que la commission n’était pas impartiale et traitait certains partis injustement, dont sa formation et le Parti du centre.
Le gouvernement a de nouveau dû faire face à un véto présidentiel. En juin la présidente Kersti Kaljulaid a jugé la nouvelle loi relative au personnel diplomatique contre à la Constitution. (La même loi a par ailleurs provoqué un mécontentement rare au sein du ministère des Affaires étrangères.) Selon la cheffe de l’État, l’octroi d’aides aux conjoints mariés des fonctionnaires et pas aux conjoints liés par un contrat d’union civile va à l’encontre du traitement égal des personnes par la loi. On va ici réapparaître l’inextricable problème de l’existence de la Loi sur l’union civile dont les actes d’application n’ont jamais été votés. Refusée voire honnie par les partis de droite, qui n’ont pas suffisamment de poids pour la faire abroger, la loi empêche de mener une politique uniquement pro-mariage. La question du mariage va toutefois être un sujet brûlant dans les mois à venir. En effet, l’accord sur lequel repose la coalition inclut le souhait d’EKRE de voir organiser un référendum pour inscrire le mariage en tant qu’union entre un homme et une femme dans la Constitution le même jour que les élections municipales d’octobre 2021. Malgré l’existence de l’accord, le Parti du centre et Isamaa semblent désormais plutôt embarrassés par un tel projet.
Enfin, la question du manque de main-d’œuvre dans l’agriculture continue d’opposer le gouvernement (en particulier le parti EKRE) et les producteurs. Ces derniers réclament un assouplissement des règles. Les personnes extra-communautaires dont le visa de travail a expiré depuis mars, mais ne pouvant pas rentrer dans leur pays, ont été autorisées à rester en Estonie jusqu’au 31 juillet et le ministre de l’Intérieur Mart Helme refuse tout allongement des visas. Passée cette date, partir d’Estonie s’impose, laissant les agriculteurs face à une pénurie de personnes pour assurer les récoltes et s’occuper du bétail. Les représentants du parti d’extrême-droite EKRE souhaitent que les agriculteurs privilégient la main-d’œuvre disponible (les chômeurs de la crise du coronavirus). Les exploitants répliquent toutefois qu’un employé d’hôtel ne peut pas devenir spécialiste de la traite des vaches du jour au lendemain. De plus, la difficulté du travail, testée par plusieurs journalistes, rebute les éventuels volontaires. De même, les chômeurs de longue durée sont peu enclins à chercher du travail, car beaucoup, criblés de dettes, risquent de voir leur salaire saisi par les huissiers, aussitôt un emploi déclaré légalement.
Le 17 juin, l’Estonie a commémoré les 80 ans de l’invasion du pays par l’URSS. En juin 1940, après avoir lancé un ultimatum à l’Estonie (et aux deux autres pays baltes), auquel les autorités estoniennes, des dizaines de milliers de soldates soviétiques entrent en Estonie, rejoignant ainsi les troupes déjà présentes dans le pays dans le cadre de l’accord d’assistance mutuelle, dit « des bases », signé en septembre de l’année précédente. Le 21 juin, le représentant de Staline, Andreï Jdanov orchestre une manifestation populaire et impose au président Konstantin Päts la nomination d’un gouvernement sous la direction de Johannes Vares. Début juillet, le gouvernement ordonne la tenue d’élections législatives, au cours desquelles il n’est possible de voter que pour les candidats de l’Union des Travailleurs. Le 21 juillet, la nouvelle assemblée fait de l’Estonie une République socialiste soviétique et demande son intégration à l’URSS, demande acceptée le 6 août par Moscou.
Les événements de juin 1940 demeurent toujours un point de tension avec la Russie voisine, une tension amplifiée en juin en raison de la tenue des cérémonies commémorant les 75 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, reportées du 9 mai au 24 juin. À cette occasion, Vladimir Poutine a publié un texte relatif à sa vision de la Seconde Guerre mondiale. Le chef d’État russe explique notamment que les États baltes avaient volontairement rejoint l’URSS. Cette position a immédiatement provoqué l’indignation des États concernés.
Mi-juin, l’Association internationale de la jeunesse finno-ougrienne (MAFUN) a désigné la ville estonienne d’Abja-Paluoja (commune Mulgi, région de Viljandimaa) Capitale finno-ougrienne de la culture 2021. En concurrence avec le village erza de Podlesnaïa Tavla (Mordovie, Russie), la capitale du Mulgimaa sera le deuxième porteur du titre en Estonie, puisque le village d’Obinitsa (Setomaa) avait été capitale en 2015. L’attribution du titre à Abja-Paluoja centrera l’actualité du monde finno-ougrien encore un peu plus sur l’Estonie en 2021. En effet, le Congrès mondial finno-ougrien qui devait se tenir à Tartu mi-juin a été reporté à l’année prochaine. Pour l’occasion, la Banque d’Estonie émettra une pièce de deux euros.
Alors que les compétitions sportives reprennent progressivement dans le monde, l’Estonie a particulièrement suivi les développements concernant le championnat du monde des rallyes (WRC, dont le tenant du titre est l’Estonien Ott Tänak). Les trois premières étapes de la compétition ont pu se tenir normalement avant que la crise du coronavirus impose cinq annulations et deux reports parmi les dix épreuves restantes. Afin d’assurer un nombre de rallyes suffisant pour pouvoir décerner le titre mondial, les organisateurs étaient à la recherche de nouvelles étapes et le rallye d’Estonie a rapidement été cité pour être promu au calendrier WRC 2020. Enchantant les fans estoniens, souvent décris comme les plus enthousiastes du circuit, la nouvelle a mis les acteurs concernés (fédération, organisateur du rallye, autorités politiques) en ordre de bataille. Les différends entre la fédération estonienne des sports automobiles et Rallye Estonia, qui semblaient menacer tout espoir de voir un jour le WRC en Estonie, ont rapidement été réglés et le gouvernement a annoncé soutenir l’événement financièrement. Après quelques semaines d’attente, la tenue du rallye début septembre dans le cadre du championnat du monde a été confirmée le 2 juillet par le gouvernement.
La question de la mobilité urbaine continue de faire l’actualité en Estonie. Alors que la ville de Tartu a célébré le premier anniversaire de son système de location de vélos (2,5 millions de kilomètres ont été parcourus, 7350 abonnés actuellement) et que l’entreprise Bolt y a entendu son service de trottinettes électriques, la place de la voiture est en débat dans plusieurs villes estoniennes. L’été approchant, les autorités municipales de Tartu et de Pärnu ont décidé de fermer des rues à la circulation automobile. À Tartu, la partie centrale de Vabaduse Puiestee sera fermée pour tout le mois de juillet afin de lier le centre-ville et la rive droite de l’Emajõgi. L’espace sera mis à la libre disposition de la population et des personnes qui souhaitent organiser des événements. À Pärnu, c’est la rue Supeluse (qui mène à la plage) qui sera interdite aux voitures. Dans ce contexte, les critiques se multiplient contre la politique menée à Tallinn, où le réseau de pistes cyclables développé ne convainc pas. L’ouverture des lignes de bus aux vélos est peu appréciée des cyclistes. (Tallinn essaie néanmoins de promouvoir l’environnement pour décrocher enfin le titre de Capitale verte européenne, dont elle a été l’initiatrice en 2007. La capitale estonienne saura d’ici quelques mois si sa politique est suffisante : elle sera opposée cet automne à Grenoble, Dijon et Turin pour l’obtention du titre 2022.)
L’opéra national Estonia est au cœur d’un scandale impliquant Aivar Mäe, son directeur général. Ce dernier est accusé d’harcèlement sexuel envers des employées de l’opéra. Depuis les premières révélations dans la presse, deux camps s’opposent par médias interposés. D’un côté, les personnes qui condamnent la persistance de tels comportements en 2020, de l’autre une partie des collègues d’A. Mäe qui estiment qu’il n’y a pas matière à scandale. L’avocat du directeur condamne lui une chasse à l’homme de la part des médias. La police estonienne a ouvert une enquête et le conseil de l’opéra a suspendu le directeur pour deux mois.
Enfin, deux drames ont choqué l’Estonie. Dans la nuit du 6 et 7, un homme de 32 ans a été abattu deux personnes et en a blessé trois autres (dont deux enfants) près du bourg de Lihula (Pärnumaa). Poursuivi par un motard qui l’avait vu en train d’endommager des voitures sur un parking, la personne a d’abord tué celui-ci avant de tirer à de nombreuses reprises sur une voiture arrivée au même moment. Cette affaire a aussitôt provoqué un débat sur l’accès aux armes à feu et sur la rigueur avec laquelle les permis d’en posséder sont octroyés. Le 22 juin, c’est un accident de la circulation qui a fait la Une. Un véhicule conduit par un jeune homme sans permis et roulant à très haute vitesse sur Laagna tee (route à quatre voies dans le district de Lasnamäe à Tallinn) a causé la mort de deux personnes et blessé les occupants de plusieurs véhicules et des piétons. L’identité du jeune homme, azéri, a attiré les regards sur les pratiques mafieuses d’une partie de la communauté azérie d’Estonie, à propos desquelles les représentants de cette communauté ont rapidement demandé d’éviter les amalgames.
Photo : Lõuna-Eesti Postimees / Arvo Meeks