Le 5 mars 2023, les citoyens estoniens étaient appelés à élire leurs représentants au Riigikogu, l’unique chambre du parlement, pour les quatre prochaines années.
Avant même l’annonce des résultats, ce scrutin était historique en raison du nombre record de votants. Si le taux de participation a été similaire à celui des élections passées (63,5 %)[i], le nombre de votants a dépassé pour la première fois à la barre des 600 000 avec 615 000 bulletins, loin devant le précédent record établi en 2011 (580 000 votants)[ii]. C’est la région de Raplamaa qui a été la plus active avec un taux de participation de 77,6 %, devançant les régions de Harjumaa (72,9 %), la ville de Tartu (72,4 %), la région de Jõgevamaa (72,4 %). À l’inverse, seuls 53,1 % des électeurs de la région d’Ida-Virumaa (taux en hausse de cinq points par rapport à 2019 toutefois) ont voté. Outre le nombre élevé de bulletins, le scrutin a été marqué par une autre première. En hausse régulière depuis l’adoption du vote électronique, la part des votes exprimés par Internet a dépassé celles des votes dans les urnes des différents bureaux de vote du pays. 51 % des votants ont exprimé leur choix électroniquement.
C’est le Parti de la réforme de la Première ministre Kaja Kallas qui est arrivé en tête du scrutin avec 31,2 % des suffrages à l’échelle nationale (+ 2,3 par rapport à 2019) (en tête dans dix des douze circonscriptions), lui permettant d’obtenir 37 (+ 3) des 101 sièges du futur Riigikogu. Il a devancé le parti d’extrême droite EKRE, qui, avec 16,1 % des votes, aura 17 députés (- 1,7 point ; – 2 sièges). Deuxième en 2019, le Parti du centre a glissé à la troisième place avec 15,3 % des voix soit 16 sièges (- 7,8 points ; – 10 sièges). (La chute du Parti du centre constitue la plus importante perte en sièges depuis 20 ans en Estonie.) La quatrième force du parlement sera le nouvel entrant Eesti 200 qui, contrairement à 2019 (4,4 %), a franchi le seuil électoral de 5 %. Grâce à ses 13,3 %, ce parti né en 2018 aura 14 élus. De son côté, le Parti social-démocrate se maintient à un niveau similaire avec 9,3 % des suffrages et 9 sièges (- 0,5 point ; – 1 siège). Enfin, Isamaa (conservateur) a perdu un tiers de sa représentation (8 contre 12) avec seulement 8,2 % des voix (- 3,2 points). De leur côté, le Parti uni de la gauche d’Estonie (Eestimaa Ühendatud Vasakpartei), le parti Parempoolsed (fondé en 2022) et les Verts d’Estonie ont échoué à franchir le seuil des 5 % requis pour obtenir des élus avec respectivement 2,4 % (+ 2,3 points), 2,3 % et 1 % (- 0,8 point).
Grâce aux 31 000 voix record[iii] de sa présidente Kaja Kallas qui se présentait dans la quatrième circonscription (Harjumaa-Raplamaa) (30 % des suffrages) et à notamment une première place histoire dans la deuxième circonscription (districts tallinnois de Kesklinn, Pirita et Lasnamäe) traditionnellement favorable au Parti du centre, le Parti de la réforme a battu ses précédents scores et se trouvera comme jamais en position de force au Parlement. Forte de 37 élus (à quatre sièges du record de Koonderakond en 1995) et compte tenu de la faiblesse des autres groupes parlementaires (pour la première fois au XXIe siècle, le deuxième groupe parlementaire aura moins de 20 élus), la formation de centre-droit devrait pouvoir se maintenir au pouvoir tout au long de la législature. Elle devrait ainsi éviter la mésaventure de 2019 lorsque, malgré une victoire claire, trois de ses adversaires s’étaient alliés pour la placer dans l’opposition. Un tel scénario n’était pas exclu avant le scrutin du 5 mars, mais le résultat d’EKRE, plus faible que ce que les sondages prédisaient, et les chutes du Parti du centre (qui perd entre autres une partie du soutien dont il jouissait au sein de la population russophone) et d’Isamaa empêcheront toute alliance entre ces trois partis comme c’était le cas entre 2019 et 2021. Globalement, les résultats montrent une victoire incontestable des partis progressistes (Parti de la réforme, Eesti 200 et Parti social-démocrate) face aux conservateurs (Isamaa et EKRE). Ils indiquent également que les électeurs estoniens ont d’abord plébiscité le Parti de la réforme qui a fait campagne sur le thème de la sécurité nationale et que les questions économiques (inflation, coût de l’énergie) qu’EKRE a voulu placer au cœur du débat n’ont pas mobilisé comme espéré. La position ambivalente d’EKRE en ce qui concerne la guerre en Ukraine – soutien, oui, mais pas au détriment de l’Estonie et prise de paroles reprenant les discours du Kremlin – a aussi été sanctionnée dans les urnes.
Même le président de la République Alar Karis ne pourra pas confier officiellement la formation d’un gouvernement à Kaja Kallas (ou à quelqu’un d’autre) tant que les résultats ne seront pas publiés, le Parti de la réforme a dès le surlendemain des élections décidé de proposer l’entame de négociations à Eesti 200 et au Parti social-démocrate, qui ont immédiatement accepté l’offre. D’autres coalitions sont mathématiquement possibles, mais la majorité ne serait pas aussi forte ou la proximité idéologique moindre. À partir du 8 mars, les délégations des trois partis se sont retrouvés pour échanger sur les thèmes qu’ils vont avoir à gérer : budget de la défense et extension d’entrainement de Nursipalu (Võrumaa), politique fiscale et politique budgétaire,
Une région a particulièrement attiré l’attention le soir des élections : l’Ida-Virumaa. Comme lors des scrutions précédents, la région du nord-est de l’Estonie, dans laquelle réside une forte population russophone, s’est distinguée par une participation moindre. Toutefois, c’est le résultat même du vote qui a surpris. Pourvoyeuse de voix au Parti du centre (50,7 % en 2019), la région a cette fois-ci voté très différemment. Le Parti du centre, porté par l’eurodéputée Yana Toom, a dû se contenter de 25,8 % des voix et a perdu deux des trois sièges obtenus en 2019. Deuxième en 2019 avec 14,8 %, le Parti social-démocrate a pâti de la décision de la maire de Narva Katri Raik de ne pas se présenter et a chuté à 7,6 % des voix. En 2023, les électeurs de la région ont fait plutôt le choix de la contestation. 15,5 % des voix sont allées à Mihhail Stalnuhhin, ancienne figure locale du Parti du centre, exclu en 2022 pour avoir qualifié les membres du gouvernement estonien de fascistes, qui se présentait comme candidat indépendant. Il ne lui aura finalement manqué que 345 voix pour devenir le premier candidat indépendant à être élu au Riigikogu.
Parallèlement, les électeurs ont massivement soutenu le Parti de gauche uni d’Estonie qui a vu son score augmenté de 0,2 % (62 voix) à 14,9 % (4397 voix). Plus précisément, c’est un candidat du PGUE, Aivo Peterson, qui a été fortement soutenu, puisque ce dernier a remporté 90 % des voix du PGUE dans la septième circonscription. Lors de la dernière semaine de campagne, ce candidat s’est distingué en publiant des vidéos qu’il tournait dans le Donbass, du côté russe du front. Avant d’être candidat du PGUE, Peterson a d’abord espéré pouvoir présenter une liste Koos/Вместе (Ensemble) aussi dénommé Mouvement sociétal pour la paix et le développement stable de l’Estonie), un mouvement politique pro-Kremlin[iv] fondé en mai 2022. Malheureusement pour lui, il a échoué à faire enregistrer un parti politique, seule organisation autorisée à présenter des listes de candidats aux élections législatives, faute d’un nombre suffisant d’adhérents (un parti politique doit compter un minimum de 500 membres). La solution est alors venue d’une alliance avec le PGUE, micro-parti issu du Parti communiste, qui se pose en défenseurs des russophones d’Estonie. L’impact des candidats Koos a été immédiat pour le PGUE. Aivo Peterson et Oleg Ivanov, l’autre leader de Koos, candidat dans la deuxième circonscription, ont à eux deux récoltés 45,6 % des voix du PGUE. Si le score du PGUE demeure mineur à l’échelle nationale (2,4 %), ce succès inattendu a été beaucoup commenté car il témoigne d’un mécontentement chez une partie de la population russophone lié à la transition linguistique dans les écoles, aux relations très froides entre Estonie et Russie, à la politique concernant les monuments soviétiques… De plus, ce score supérieur à 2 % marque un tournant pour le PGUE qui va désormais bénéficier d’un financement public de 30 000 euros par an jusqu’aux prochaines législatives. Ce résultat a provoqué une vague d’appels à porter un intérêt réel à la région d’Ida-Virumaa pour éviter un mécontentement plus important. L’enjeu sera de taille car, même si les députés estoniens ne sont pas liés à une région, seuls trois parlementaires de la prochaine législature auront été élus dans la région (où six mandats sont en jeu)[v]. Enfin, le succès de Koos a-t-il un avenir ? Quelques jours après son retour du Donbass, Aivo Peterson a été mis en garde à vue, mis en examen et placé en détention provisoire. Les services judiciaires et de sécurité le soupçonnent d’avoir établi des relations hostiles à la République d’Estonie.
Le poids du vote électronique lors du scrutin de 2023 a été salué, mais cette situation n’est pas du goût d’EKRE. En effet, ce mode de vote est moins populaire auprès des partisans d’EKRE (le parti répète ne pas avoir confiance dans la sûreté du système), augmentant ainsi le poids des autres partis dans les résultats du vote électronique. Avant 2023, les résultats du vote électronique, qui s’achevait quelques jours avant le jour officiel des élections, étaient généralement disponibles dès 20 heures, l’heure de fermeture des bureaux de vote. Le dépouillement des suffrages exprimés physiquement permettait ensuite aux formations comme EKRE de rattraper leur retard. En 2023, un changement législatif n’a permis le dépouillement du vote électronique qu’à partir de 20 heures et les résultats n’ont été publié qu’après 23 heures, heure à laquelle un nombre important de bureaux de vote avaient déjà transmis leur décompte des votes papier. À ce moment-là, EKRE jouissait d’une avance certaine et un très bon résultat (et pourquoi pas la victoire) était envisagé. La publication des résultats du vote électronique a constitué une douche froide pour la formation de Martin Helme. Ce dernier a alors sans tarder déclaré ne pas reconnaître les résultats tant qu’il n’obtiendrait pas des preuves de la non falsification des résultats. Trois jours après le scrutin, EKRE a choisi de contester les résultats auprès du Service national des élections (Riigi valimisteenistus, en charge en autres de l’organisation du vote électronique) et le lendemain, de demander à la Cour suprême d’Estonie d’annuler le vote électronique jugé anticonstitutionnel. Cette dernière demande n’a pas été étudiée par la Cour, ses juges pointant du doigt que les différents recours avant la possibilité de saisir la Cour suprême n’avaient pas tous été posés.
L’assemblée qui siégera présentera de nombreux nouveaux visages grâce un renouvellement massif des élus. En effet, 41 députés de la législature achevée n’ont pas été réélus. Dix d’entre eux ne se représentaient pas et seule une petite partie peut espérer siéger en tant que suppléant lorsque certains élus (les députés européens, certains maires comme ceux de Tallinn et de Tartu) auront officiellement renoncé à leur mandat national et que le nouveau gouvernement aura été formé.
Les crises récentes seront visibles dans la future assemblée avec un certain nombre d’élus liés à la pandémie de Covid-19 et à la guerre en Ukraine. Irja Lutsar et Mario Kadastik, deux membres du Conseil scientifique formé en soutien de la Commission gouvernementale chargée de la gestion de la pandémie en Estonie ont été élus pour Eesti 200 et pour le Parti de la réforme, qui comptera parmi ses élus la médecin généraliste Karmen Joller, très présente dans les médias pendant la crise de Covid. Johanna-Maria Lehtme, responsable de l’association Slava Ukraini, et Igor Taro, auteur de rapports réguliers sur la situation en Ukraine ont été élus sur la liste Eesti 200. D’autres personnalités de la société civile vont également faire leur entrée au parlement : Luisa Rõivas, chanteuse et femme de l’ancien Premier ministre Taavi Rõivas (Parti de la réforme), Varro Vooglaid, juriste et fondateur de la Fondation pour la protection de la famille et de la tradition (EKRE) ou encore l’ancien diplomate et spécialiste des relations internationales Kalev Stoicescu (Eesti 200).
En 2023, les Estoniens ont décidé d’accorder leur confiance à un certain nombre de familles. Comme entre 2019 et 2023, trois Helme (le père et le fils, ainsi que l’épouse du premier) siégeront pour EKRE, qui sera aussi représenté le couple Anti et Evelin Poolamets élus dans la sixième circonscription (Lääne-Virumaa). Les Tallinnois ont, eux, élu le couple Kõlvart / Kovalenko-Kõlvart (Parti du centre), même si Mihhail Kõlvart a annoncé préférer rester à son poste de maire de Tallinn. L’eurodéputé et ancien chef d’État-major Riho Terras (Isamaa) a été rejoint par son fils, Hendrik Johannes (Eesti 200). Enfin, la Première ministre Kaja Kallas aura une nouvelle fois son père, Siim à ses côtés.
Enfin, le scrutin de 2023 se caractérise par un nombre record de femmes élues : les Estoniens ont élu un nombre record de femmes : 30.
Photo : Vincent Dautancourt
[i] Les données chiffrées sont les résultats officieux disponibles sur le site des autorités nationales en charge des élections. Les résultats ne deviendront officiels qu’après le traitement de tous les recours.
[ii] Si le taux de participation est similaire aux scrutins précédents (63,7 % en 2019, 64,2 % en 2015), le nombre d’inscrits était bien plus élevé en 2023 en raison d’un changement de méthode. Contrairement à précédemment où les citoyens estoniens de l’étranger étaient ajoutés au nombre d’électeurs uniquement s’ils avaient voté, pour le scrutin de 2023, le nombre d’électeurs correspondait à l’ensemble des citoyens estoniens. Ainsi, si la participation de 2019 avait été calculée de la même manière, elle se serait établie à 58 %, cinq points en deça de la participation de 2023.
[iii] Avant 2023, le record était détenu par Edgar Savisaar qui avait obtenu 25 057 voix en 2015 dans la deuxième circonscription.
[iv] Les leaders de Koos se rendent régulièrement sur le plateau de Vladimir Soloviev, journaliste proche du Kremlin. De plus, Oleg Ivanov a qualifié le massacre de Boutcha de mise en scène. De son côté, Aivo Peterson a été très actif dans l’Ida-Virumaa lorsqu’un char soviétique a été déplacé au cours de l’été 2022.
[v] Aucun candidat n’a obtenu de mandat personnel (en obtenant plus de voix que le quotient électoral de la circonscription) et seuls Yana Toom (Parti du centre) et Meelis Kiili (Parti de la réforme) ont été élus avec un mandat de circonscription (après déduction des mandats personnels, les sièges sont repartis entre les partis qui dépassent le quotient électoral). Le reste des sièges est ensuite attribué entre les partis qui ont dépassé le seuil électoral à l’échelle nationale selon la liste établie par chaque parti. Seul un candidat d’Ida-Virumaa, Arvo Aller (EKRE), figure parmi les bénéficiaires d’un tel siège ; les autres sièges ont été attribué à des candidats d’autres circonscriptions, mieux placés.
Bonjour.
Qualifier le Parti de la Réforme de progressiste me paraît pour le moins problématique. Ou alors il faut préciser le sens de l’adjectif progressiste. Le Parti de la Réforme a toujours défendu et mené au pouvoir une politique économique néo (voire ultra) libérale, telle celle des Républicains aux États-Unis ou celle la Droite en France (conduisant au démantèlement des du Service public au profit du privé, au détriment des acquis établis par le Conseil national de la Résistance en 1945).
Cordialement.
Igor Uibo
Bonjour,
Merci pour cette remarque.
J’ai utilisé progressiste pour qualifier le positionnement de ces partis sur les questions sociétales et non sur les questions économiques.
Cordialement,
Vincent Dautancourt