Helena Tulve, née en 1972, est l’une des principales compositrices estoniennes actuelles. Son mari, Jaan-Eik Tulve, né en 1967, est le grand spécialiste estonien du chant grégorien, fondateur et directeur de l’ensemble Vox Clamantis. Tous deux sont étroitement liés à la France, où ils ont fait une grande partie de leurs études musicales et où ils ont vécu pendant sept ans. La République Française les a décorés en 2012 de l’Ordre des Arts et Lettres. France-Estonie les a rencontrés.
Pourquoi avez-vous décidé, au début des années 1990, de venir étudier en France ? Qu’avez-vous trouvé en France que vous n’auriez pas pu trouver en Estonie à cette époque ?
Jaan-Eik : Je pense qu’à l’époque soviétique, pour les Estoniens, la France était un pays de rêve. Historiquement, la langue allemande était très présente en Estonie et dans la culture estonienne. La langue anglaise, à côté du russe, était déjà perçue ici comme une langue universelle, qu’on apprenait à l’école. Mais le français, avec ses sonorités particulières, était une langue qui entraînait les pensées dans une autre réalité. Ma mère aussi était une grande admiratrice de la culture française. Elle avait étudié à l’école de ballet, et comme toute la terminologie de la danse classique vient du français, elle avait étudié le français dans cette école, puis plus tard à l’école de langues de Tallinn, dans les cours de Lauri Leesi. Et moi aussi, j’ai attrapé grâce à elle ce « virus » français.
Est-ce que vous êtes partis surtout à cause de cette vision un peu mythique de la France et de la langue française ? Ou bien y avait-il aussi des raisons plus directement liées à la musique ?
Jaan-Eik : Quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique ancienne, notamment au chant grégorien, j’ai découvert que c’était justement en France qu’on pratiquait cette musique de la façon la plus approfondie. Ces deux aspects se sont donc rejoints pour moi, dans la deuxième moitié des années 1980. Je suis devenu un grand fan de la culture française, avant même qu’il devienne possible de se rendre en France.
Tu as suivi à Paris les cours de direction de chœur grégorien de Louis-Marie Vigne, qui vous a beaucoup aidé à organiser votre séjour en France. Comment es-tu entré en contact avec lui ?
Jaan-Eik : Cela montre bien la magie de la culture française et du chant grégorien. Car Louis-Marie Vigne est la seule personne dont j’aie fait la connaissance par hasard dans la rue. À la fin des années 80, j’avais déjà noué quelques contacts, et pendant l’été 1990 j’ai pu séjourner en France. C’était une véritable aventure, car on n’avait pas d’argent. Je suis allé en France en stop. Je devais avoir en poche 50 deutsche mark, pas plus. L’une de mes étapes était la communauté monastique de Taizé. C’était un endroit très important pour les Estoniens. Beaucoup s’y rendaient. Ensuite, de là, j’ai un peu voyagé en France.
Helena : Taizé était aussi une sorte de creuset. Beaucoup de gens de différentes nationalités se rencontraient là-bas.
Jaan-Eik : Moi aussi, j’ai fait connaissance là-bas avec des Français, qui m’ont invité chez eux à Paris.
Helena : Ils t’ont également aidé, notamment pour chercher des endroits où étudier le chant grégorien.
Jaan-Eik : L’une des raisons pour lesquelles j’étais allé en France était effectivement de chercher un endroit où étudier plus tard le chant grégorien. À Tallinn, j’étudiais déjà au Conservatoire. J’allais bientôt terminer mes études. Et je voulais ensuite aller étudier en France. L’objectif était donc là. Mais la façon de le réaliser était encore quelque chose de très abstrait. Pour moi, pour un jeune Soviétique de l’époque, une fois qu’on avait réussi à sortir de l’Union soviétique, tout était possible. Quand je suis parti la première fois en stop, je n’ai pas beaucoup réfléchi aux détails pratiques. Tout s’est enchaîné assez naturellement. Certains pensent que le « monde libre » était une illusion, mais pour moi c’était vraiment un monde libre. Tout fonctionnait, tout se développait, tout suivait son cours naturellement.
Helena : C’est comme la rencontre avec Louis-Marie Vigne. C’était devant le couvent des Dominicains, rue du Faubourg Saint-Honoré, où Jaan-Eik était hébergé. Un prêtre, le père Kim, attendait quelqu’un. Jaan-Eik était là aussi pour attendre un ami. Ils ont commencé à bavarder. Puis la personne que le prêtre attendait est arrivée en voiture. C’était Louis-Marie Vigne. Ils ont fait connaissance et Louis-Marie a dit à Jaan-Eik de venir le lendemain à la messe au Val-de-Grâce, où chantait le chœur grégorien de Paris. Plus tard, il a invité Jaan-Eik chez lui.
Jaan-Eik : Nous avons passé toute la journée ensemble. Il m’a dit alors qu’il était enseignant au Conservatoire et qu’il m’invitait à étudier dans sa classe. C’est lui qui m’a trouvé une bourse, par une association qui soutenait les étudiants étrangers. Et un an plus tard, à l’été 1991, nous nous sommes installés à Paris avec Helena.
Et toi, Helena, est-ce que tu avais aussi, comme Jaan-Eik, le « virus » de la France ?
Helena : J’avais commencé à suivre des cours de français au Conservatoire de musique avant de connaître Jaan-Eik. Puis je l’ai rencontré et il m’a conduit en milieu d’année aux cours de Lauri Leesi à l’école de langues de Tallinn. J’ai rattrapé mon retard et j’ai terminé l’année. Je ne parlais pas vraiment français, mais cela m’a donné les bases grammaticales indispensables. Ensuite j’ai surtout appris sur place, par la pratique. En France, les gens posaient un peu toujours les mêmes questions, sur l’Estonie, la langue estonienne, des choses très simples. Quand j’avais entendu Jaan-Eik répondre une fois, je devenais capable moi aussi de répondre.
Pourquoi avez-vous décidé, après sept ans en France, de retourner en Estonie ?
Jaan-Eik : À un moment, nous avons eu le sentiment qu’il fallait choisir entre rester en France ou revenir en Estonie, et nous avons choisi de revenir.
Helena : Il nous semblait qu’en Estonie il y avait davantage de possibilités. En France le système était déjà constitué et il était très difficile pour un Estonien de s’y faire une place, notamment à cause de toutes les conventions sociales dont nous n’avions pas l’habitude.
Jaan-Eik : En particulier dans mon domaine de spécialité, le chant grégorien. C’est quelque chose qui est assez répandu en France. J’ai évidemment travaillé dans ce domaine en France, au Conservatoire, comme assistant du professeur. J’ai aussi dirigé le chœur grégorien de Paris. Mais j’avais quitté l’Estonie pour aller étudier en France et il me semblait normal de revenir dans mon pays. Mon but était tout de même de développer le chant grégorien en Estonie.
Est-ce qu’il n’y avait pas de chœur grégorien en Estonie à l’époque ?
Jaan-Eik et Helena ensemble : Il y avait des gens qui s’y intéressaient et qui chantaient dans les églises, mais pas de véritable spécialiste. Ce n’était pas non plus enseigné. Au conservatoire ou parmi les chanteurs, il y avait des gens qui savaient lire la notation grégorienne, mais personne ne savait exactement comment cela devait se chanter.
Et maintenant tu enseignes le chant grégorien à l’Académie de musique…
Jaan-Eik : Oui, c’est une matière optionnelle pour les étudiants des autres spécialités. Le cours est suivi surtout par des étudiants en composition, en direction d’orchestre, direction de chœur, et en musicologie.
Et toi, Helena, est-ce tu avais déjà terminé tes études en Estonie quand vous êtes partis en France ?
Helena : Non. J’ai étudié en Estonie seulement pendant trois ans, dans la classe de composition d’Erkki-Sven Tüür, puis je suis entrée au Conservatoire National de Région de Paris, dans la classe de composition de Jacques Charpentier.
Est-ce que le fait d’avoir étudié en France t’a apporté quelque chose que tu n’aurais pas eu en Estonie ? Y a-t-il notamment un lien entre tes études en France et ton approche de la création musicale, qui est centrée surtout sur le timbre, sur le traitement fluide du matériau sonore, dans l’esprit de Giacinto Scelsi et de la musique spectrale française ?
Helena : En fait, j’écrivais le même genre de musique avant d’aller en France. J’avais déjà cet intérêt pour le timbre. Je travaille sur différents aspects de la musique. Mais disons qu’en France j’en ai appris un peu plus sur tout ce qui concerne la musique organique, la nature du son telle qu’on l’utilise dans la musique spectrale. Ce qui m’intéresse, c’est la nature des choses, et où les changements se produisent. Tout cela m’intéressait déjà avant, de façon intuitive, mais j’en ai appris davantage. Et bien sûr j’ai appris aussi par moi-même ensuite, par mes lectures. En fait je dois dire que j’ai été influencée tout autant par le fait que j’ai étudié moi aussi le chant grégorien, je suis allée aux cours avec Jaan-Eik, j’ai chanté moi-même, et cela m’a apporté beaucoup, peut-être une conscience de la nature profonde des choses et de la façon dont se déroulent les processus énergétiques dans la musique, comment un son devient un autre son, comment apparaît la tension, comment elle se résout. Il me semble que les Estoniens sont très liés à la nature et pour moi c’est vraiment essentiel. Dans la musique spectrale aussi il y a quelque chose qui a un rapport avec la nature, quelque chose d’organique. Donc pour moi tout cela allait ensemble, et j’en ai fait peut-être quelque chose de personnel, une synthèse entre mes centres d’intérêt, des techniques et une idée de ce que c’est que la musique, le son, l’énergie et les moyens de la transmettre.
Jaan-Eik : Pour moi il y a vraiment des liens entre la musique d’Helena et le chant grégorien. Qu’est-ce que la musique, que signifient l’expression musicale, la phrase ? C’est là que tout commence. Quelle que soit la richesse de la musique, la taille de l’orchestre, tout se réduit en définitive à un mouvement horizontal, l’évolution du son dans le temps. C’est l’impulsion initiale pour tous les types de musique. Quelle que soit la musique qu’on écrit, quand on a cette impulsion initiale, quand on la sent, on comprend beaucoup plus facilement n’importe quelle musique, et de façon beaucoup plus naturelle. C’est comme la respiration.
Helena : Quand on chante, c’est pareil : on inspire, et on expire. C’est quelque chose d’ancré dans notre nature. La voix, son utilisation. Ce que fait le spectralisme, avec différents moyens techniques, c’est d’explorer ce qu’il y a dans une voix, quels sont ses constituants, quels cycles, quelles pulsations, quelles vibrations on peut y trouver. Tout est comme une grande vibration. Il s’agit de savoir ce qu’il y a à l’intérieur.
Jaan-Eik : Je pratique aussi d’autres types de musique, par exemple de la musique contemporaine. Mais je me rends compte que la connaissance du chant grégorien est quelque chose sur quoi on peut toujours s’appuyer. C’est une aide très précieuse. Une autre chose que nous avons tous les deux appris en France, quelque chose d’aussi précieux, et peut-être même de plus essentiel, y compris pour les compétences et la réflexion strictement professionnelles, c’est ce que nous avons trouvé chez les gens que nous avons rencontrés, comme Louis-Marie Vigne et tout ce groupe du chœur grégorien. Se retrouver avec tous ces gens quand on venait d’Union soviétique, c’était quelque chose de très spécial, parce qu’on comprenait tout d’un coup ce que cela signifiait d’être homme, au sens le plus large et le plus essentiel du terme.
Helena : Et aussi l’amour du prochain, l’attention portée à autrui. Et la façon dont les gens avaient construit leur vie, sur une aspiration claire. On percevait plus nettement dans leur vie l’existence d’un axe vertical. Ici, on avançait à tâtons dans l’obscurité, même si beaucoup de gens avaient envie de progresser. Nous avons peut-être eu de la chance, mais en France on nous a beaucoup aidés. Nous ne sommes jamais restés seuls avec nos problèmes. Il y a eu des moments difficiles, des conditions de vie très minimalistes, mais une vie aussi très riche. On nous a fait découvrir la France dans ce qu’elle a de meilleur, d’un point de vue géographique, mais aussi dans tous les autres aspects. Nous avons vu le meilleur de ce que la culture française avait à offrir.
Jaan-Eik : La notion de professionnalisme a pris pour nous en France une autre dimension. En Estonie tout était très technique, il fallait atteindre une maîtrise technique, et quand on se trompait, c’était fini. En France, tout était plus humain. L’erreur était humaine. Il fallait évidemment tendre vers la perfection, mais ce n’était pas fatal si on se trompait.
Est-ce que vous essayez aujourd’hui d’appliquer ces principes dans votre enseignement ?
Helena : Oui, je pense. D’autres le font aussi évidemment. Mais pour nous c’était un exemple.
Jaan-Eik : Ce qui a été important aussi pour nous, c’est le contact avec les gens qui gravitaient autour du chœur grégorien de Paris. Il y avait par exemple Jean Foyer, un ancien ministre du général de Gaulle, une personnalité exceptionnelle, de très haut niveau. Il chantait parfois lui aussi avec le chœur. Il participait à nos tournées. Il connaissait par cœur les psaumes en latin et il avait une maîtrise parfaite de cette langue. Le simple fait de côtoyer quelqu’un comme lui, avec un tel bagage intellectuel, c’était quelque chose de marquant. En l’écoutant parler, on comprenait aussi toute la richesse de la langue française. Nous avons eu aussi la chance de rencontrer Olivier Messiaen : nous avons chanté avec lui, en 1991.
Helena : C’est un souvenir qui nous restera toute la vie. C’était juste avant sa mort.
Est-ce que vous avez aujourd’hui encore des collaborations avec des partenaires français ?
Jaan-Eik : Je vais parfois diriger le chœur grégorien de Paris, pour des projets ponctuels. Grâce au chœur grégorien, nous avons aussi découvert ensemble un monde totalement invisible pour la plupart des gens, mais qui est encore bien vivant en France, c’est le monde des monastères. Je vais régulièrement enseigner dans une douzaine de monastères français. C’est un monde que peu de gens connaissent.
Est-ce que ce n’est pas un peu paradoxal que toi, qui as appris le chant grégorien au conservatoire, tu ailles donner des cours aux moines, qui sont en principe les continuateurs et les porteurs authentiques de cette tradition ? Est-ce que tu en sais plus qu’eux sur la manière dont il faut chanter le chant grégorien ?
Jaan-Eik : Ils incarnent en effet cette tradition, ils chantent tous les jours. Mais ce ne sont pas des professionnels. En tant que musicien, effectivement j’en sais plus qu’eux. Évidemment tout leur bagage spirituel est supérieur au mien. Mais sur le plan musical, je peux leur apprendre des choses. La tradition du chant grégorien a évolué au fil du temps. L’origine de ce chant remonte au moment où le latin est devenu la langue liturgique, au troisième siècle. Ensuite, pour le faire bref, vers le milieu du premier millénaire il y a eu une période très féconde, en grande partie grâce à l’extension de l’empire carolingien. Cette tradition, qui avait été orale pendant plusieurs siècles, a commencé à être notée au neuvième siècle. Mais la tradition a toujours été influencée par différents facteurs, y compris par exemple l’architecture, quand on a commencé à construire de grandes cathédrales. On s’est mis à chanter plus lentement. Jusqu’au moment où, au XIXe siècle, après la Révolution, un moine français, Dom Guéranger, a entrepris de rétablir la vie monastique, qui avait perdu sa vitalité. Il a refondé l’abbaye de Solesmes et a commencé à étudier les manuscrits anciens et à essayer de comprendre comment ces chants pouvaient bien être chantés à l’époque. Les mille ans qui s’étaient écoulés, avec l’influence des autres formes de musique, la musique baroque, le romantisme, avaient laissé des traces sur l’interprétation du chant grégorien. Grâce à l’étude des manuscrits anciens, on a pu essayer de reconstituer ce qu’avait été le chant grégorien autrefois. Même si on ne peut évidemment pas avoir de certitude.
Jaan-Eik, tu as fondé en 1996 l’ensemble Vox Clamantis. Est-ce qu’on peut dire que c’était le premier chœur grégorien estonien de niveau professionnel ?
Jaan-Eik et Helena : Il y avait des gens intéressés par le chant grégorien, et qui en chantaient. Par exemple les ensembles de musique ancienne Hortus Musicus et Linnamuusikud. Mais leurs interprétations n’étaient pas fondées sur une connaissance approfondie, ils faisaient cela à leur manière, en autodidactes. Mais Vox Clamantis a été le premier groupe à se consacrer exclusivement au chant grégorien. Du moins au début, parce qu’aujourd’hui le groupe chante aussi de la musique d’autres époques.
Y a-t-il pour vous une continuité entre le chant grégorien et la musique vocale contemporaine ?
Jaan-Eik : C’est très proche. Pour moi, c’est une suite tout à fait logique de passer du chant grégorien à la musique contemporaine. Ce qui a été décisif, c’est qu’à un moment donné de jeunes compositeurs estoniens se sont adressés à nous, pour nous proposer d’écrire des œuvres pour nous. Ils étaient intéressés par la musicalité du chant grégorien, par le phrasé particulier. Ils étaient à la recherche d’une approche musicale un peu différente. Ils ont donc commencé à écrire pour nous. Les premiers étaient Lauri Jõeleht, Toivo Tulev, qui chantait dans notre groupe, Tatjana Kozlova. Ensuite Arvo Pärt a aussi écrit pour nous. Aujourd’hui nous travaillons étroitement avec Arvo Pärt, dont l’œuvre est pour moi très liée avec l’approche de la musique que nous pratiquons.
Helena, tu as écrit toi aussi pour Vox Clamantis. Est-ce que ces œuvres sont inspirées d’une manière ou d’une autre par l’esprit du chant grégorien ?
Helena : Oui. J’ai composé plusieurs morceaux qui ont été chantés par Vox Clamantis, mais qui n’avaient pas été à proprement parler écrits pour eux. Mais j’ai aussi écrit trois morceaux pour eux. L’esprit du chant grégorien est pour moi quelque chose qui est très lié à la langue, à une forme de pensée linguistique. Cet esprit a évidemment influencé tout ce que je compose. Mais le lien entre ces morceaux et le chant grégorien est tout de même très indirect, même s’il y a des passages monodiques dans l’un d’entre eux. Mais je me suis fondée tout de même sur ce chœur, sur son phrasé.
Jaan-Eik : Je pense que l’esprit du chant grégorien existe aussi dans le chant traditionnel estonien ancien, le regilaul. C’est très proche.
Helena : Même si la structure est différente. Ce n’est pas la même rythmique. Mais dans les deux cas, la musique part du texte, et creuse à l’intérieur du texte. On dit que le chant grégorien est comme le chant intérieur de la langue latine. De même toute musique populaire traditionnelle creuse le texte de l’intérieur, essaye de l’ouvrir.
Tu as écrit des œuvres à partir de textes en diverses langues, par exemple en français, sur une traduction française d’un poème de Tõnu Õnnepalu. Est-ce que tu as l’impression que la langue du texte influence ta musique ?
Helena : J’ai écrit plusieurs œuvres sur des textes français, mais aussi en anglais, en allemand, en flamand, en hébreu, en yiddish, en judéo-espagnol, je ne me souviens plus exactement combien de langues, mais un assez grand nombre. La langue influence incontestablement la rythmique, le mélodisme, la façon dont la phrase respire. Et cela me plaît beaucoup d’avoir la possibilité d’entrer dans la logique d’une autre langue, dans un autre environnement perceptif ou rythmique. Le point de départ, c’est toujours un texte qui m’intéresse, ou un auteur, ou une tradition. Et quand c’est possible, j’essaye de partir de l’original. Pour le japonais, par exemple, je ne suis pas remontée à l’original, parce que je ne sais pas si j’en serais capable. Mais pour les langues européennes c’est plus simple. Les langues en général m’intéressent beaucoup, leur structure, leur logique. J’ai essayé d’apprendre plusieurs de ces langues, pour essayer de mieux comprendre comment la pensée peut s’y exprimer.
Vous enseignez tous les deux à l’Académie de musique. Helena, tu enseignes la composition. Quel jugement portes-tu sur la jeune génération ? Est-ce que tu as le sentiment qu’il pourra en sortir des compositeurs aussi brillants que leurs aînés ?
Helena : La musique estonienne est riche de nombreuses personnalités, dont certains très influents, comme Arvo Pärt, Veljo Tormis, et on peut même remonter un peu plus loin dans le passé jusqu’à Eino Heller. On peut dire qu’il y a une sorte d’école estonienne de composition, même si elle n’est pas homogène. On a écrit de la musique très différente, mais il y a toujours dans cette musique quelque chose de très estonien, qui vient du fait que nous vivons justement ici, dans ce lieu géographique précis, que nous parlons estonien. Les spécificités sont bien visibles derrière la grande diversité des œuvres. En ce qui concerne maintenant la génération future, je ne me risquerais pas à porter un jugement. Je suis plutôt contre le fait de porter des jugements sur les choses. Mais je pense qu’il y a toujours des personnalités très intéressantes. Vivre dans un petit pays comme l’Estonie a des bons et des mauvais côtés. L’un des mauvais côtés est le fait que, même s’il est possible de mûrir tout doucement, à son rythme, on a parfois tendance à pousser très tôt les jeunes hors de leur nid pour qu’ils fassent de grandes choses. Ils se retrouvent alors au centre de l’attention, mais ce n’est pas toujours bénéfique. Pour ma part, j’encourage toujours les jeunes à sortir d’Estonie, à utiliser toutes les possibilités actuelles pour aller voir ailleurs, découvrir d’autres cultures, puis revenir ici avec un autre regard sur les choses. C’est d’ailleurs l’une des particularités de la musique estonienne : beaucoup de gens ont étudié ailleurs et ont reçu des influences extérieures, qu’ils ont en quelque sorte synthétisées avec la dimension locale. Les Estoniens, en général, aiment vivre en Estonie. Beaucoup de ceux qui partent finissent par revenir. Il y a quelque chose qui les attache à ce pays.
Inversement, il y a aussi des étrangers qui viennent étudier la musique en Estonie. Tu m’as expliqué il y a quelques années qu’il y avait beaucoup d’étudiants chinois à l’Académie de musique. Est-ce que c’est toujours le cas ?
Helena : Oui, il y en a même de plus en plus. Un petit pays comme l’Estonie est très sensible à l’évolution de la natalité. Dans les années à venir, on sait que la population étudiante va diminuer d’un tiers. Ensuite elle augmentera de nouveau. Mais pour maintenir en état de fonctionnement un système universitaire, avec des enseignants à plein temps, on a besoin d’un certain nombre d’étudiants. Les étudiants étrangers sont donc une chance. Nous n’avons pas seulement des Chinois, mais aussi des Coréens du Sud, et d’autres nationalités. Parmi les étudiants admis cette année, 20 % sont des étrangers. Nous avons des cursus en anglais. Et certains enseignants ont même appris un peu de chinois. Cette internationalisation est assez naturelle, car le milieu de la musique est international. Nous avons en Estonie certaines spécialités qui attirent tout particulièrement les étrangers. Certaines personnalités aussi, comme Tõnu Kaljuste, ou même Arvo Pärt, qui n’enseigne pas, mais qui est actif ici et qui attire aussi des gens.
Est-ce que vous diriez que la musique occupe une position centrale dans la culture estonienne, que c’est le domaine qui est le plus étroitement lié à l’identité estonienne et qui, en même temps, parvient le mieux à s’exporter ?
Helena : Oui, certainement. Il y a bien sûr en Estonie d’autres secteurs de la culture très actifs avec des créateurs remarquables, mais le nombre de musiciens et de compositeurs de haut niveau par rapport au chiffre de la population est vraiment très élevé en Estonie. Cela surprend toujours les étrangers. Il y a probablement ici quelque chose qui est favorable à la musique. Peut-être que le caractère estonien convient bien à cette activité, qui demande des efforts, de la concentration. Il faut beaucoup travailler seul, qu’on soit instrumentiste ou compositeur. Le caractère estonien s’accommode bien de cela.
Jaan-Eik : Si on regarde plus en détail qui sont les musiciens estoniens connus à l’étranger, il y a des compositeurs, des chefs d’orchestre et quelques ensembles, mais peu ou pas de solistes. Les seuls solistes qui ont réussi à percer à l’étranger sont des contrebassistes. Ici aussi, on peut dire que la contrebasse est un instrument qui convient bien au caractère estonien. Il y avait par exemple un très célèbre contrebassiste estonien, Ludvig Juht, qui, dans les années 1930, a été invité au États-Unis, où il a joué avec des chefs célèbres. Et plus tard un autre contrebassiste estonien, Aare Suss, a fait carrière à Moscou, où il a joué aussi avec les plus grands orchestres.
Helena : Nous avons évidemment aussi de bons pianistes. Mais en tant que pianiste il est plus difficile de faire carrière à l’étranger. Il ne suffit pas d’être un excellent interprète. Il faut aussi que beaucoup d’autres éléments soient réunis, un bon agent par exemple. Mais les chefs d’orchestre estoniens qui travaillent à l’étranger sont nombreux, à commencer par les Järvi père et fils, jusqu’à des chefs plus jeunes, comme Olari Elts, qui n’est presque plus jamais en Estonie.
Propos recueillis par Antoine Chalvin, été 2015.
Sélection de CD de Vox Clamantis et Helena Tulve
Interview très intéressante menée de main de maître ! j’en ai mis le lien sur mon fb dédié principalement à l’Estonie, sur lequel je diffuse de façon fréquente de la musique classique ou folklorique estonienne (et tout ce qui s’y apparente, puisque la tradition de la musique savante estonienne revendique ses connexions avec la musique populaire). Quant aux visuels des pochettes CD, c’est une bonne idée, c’est comme pour les livres, d’expérience je recueille plus de demandes et de marques d’intérêt si la possibilité de se procurer un objet physique est facilitée par des références et des images offertes aux lecteurs et aux mélomanes.
Helena Tulve a raison d’inciter les étudiants étrangers à opter pour l’Estonie et pour la qualité de son enseignement, et pour permettre à son pays de maintenir cette excellence. En effet, à cette heure, sans les étudiants asiatiques, des pans entiers du conservatoire national verraient leurs jours mis en danger, d’après ce que l’on m’a expliqué.
Une interview d’un directeur de troupe ayant reçu un accueil critique des plus favorables en France serait la bienvenue (je pense à NO89 par exemple)… La qualité de jeu et de mise en scène des productions théâtrales estoniennes génère une envie d’Estonie dans des contrées très lointaines : preuve en est d’un étudiant en théâtre brésilien avec qui je suis en contact et qui s’est initié seul à la langue estonienne pour partir faire son master à Tartu !