Cet article est consacré à une période chaotique de l’histoire estonienne : celle de la naissance de l’État estonien, où le pays est parvenu à échapper à l’emprise de deux grandes puissances européennes, l’Allemagne et la Russie. C’est dans ce contexte qu’émerge la personnalité de Kaarel Robert Pusta, qui assuma la tâche ingrate de faire connaître son petit pays et d’en obtenir la reconnaissance, malgré les doutes de la France, alliée de la Russie, sur une indépendance qui affaiblissait l’empire face à l’Allemagne. L’auteur y examine les relations entre l’Estonie et les Alliés, depuis la déclaration d’indépendance jusqu’au traité de paix de Tartu, qui a permis à l’Estonie d’entrer de plein droit dans le concert des nations, ainsi que les débuts de la diplomatie estonienne.

Depuis son arrivée à Paris au lendemain de la proclamation d’indépendance de l’Estonie et pendant plus de deux années semées de craintes et d’espérances, K.R. Pusta avait reçu pour mission primordiale et pratiquement unique d’amener le gouvernement français à reconnaître officiellement l’existence de son pays en tant qu’État souverain. Il ne s’agissait pas à ses yeux de le reconnaître du bout des lèvres, avec on ne sait trop quelles restrictions de pensée, de façon évasive et plus ou moins conditionnelle, mais bien de sanctifier l’acte par lequel le peuple estonien, sortant enfin d’une nuit séculaire, exprimait sa volonté d’entrer dans le cercle des pays libres. À la reconnaissance de facto qui n’était qu’une promesse imposée par les événements de la guerre, il s’était vainement employé à substituer la reconnaissance de jure. Ce n’était pas de sa part quelque lubie ou idée fixe, mais bien la conviction qu’en droit des gens, selon les règles souvent non écrites mais immuables du droit international public, il n’y a de consécration qui vaille que juridique. Au départ, bien sûr, il est raisonnable de se contenter de constater la naissance d’une nouvelle nation, mais ensuite et le plus rapidement possible, celle-ci doit recevoir confirmation par quelque traité solennel, dûment signé et contresigné, engageant pour toujours les parties contractantes et entraînant aussitôt un échange d’ambassadeurs.

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Kaarel Robert Pusta

La tâche de Pusta n’était pas aisée car jusque-là jamais l’Estonie n’avait été un État, au sens juridique du terme. Longtemps les régions peuplées d’Estoniens avaient constitué non pas une mais deux provinces distinctes. Tout au long des siècles, ces provinces avaient été occupées et dominées plus ou moins longtemps par l’une ou l’autre des puissances riveraines de la mer Baltique à l’occasion des conflits qui les opposaient ou des alliances qui les unissaient. Ainsi étaient-elles passées de l’ordre des porte-glaive au Danemark, aux chevaliers Teutoniques, à la Hanse, puis à la Suède au nord et à la Pologne au sud, enfin à la Russie, sans que jamais les autochtones aient eu leur mot à dire dans les changements de maîtres qu’ils subissaient.

Victimes de ces circonstances impitoyables, les Estoniens étaient tout simplement demeurés en dehors de l’histoire de l’Estonie, inconnue des chancelleries. Pour son malheur, elle avait été, en quelque sorte, noyée au sein de l’empire russe, dont elle paraissait n’être au mieux qu’une province allemande, puisqu’elle avait été jusque-là étouffée par l’omnipotente minorité des barons baltes.

Or, face aux puissances centrales, la Russie avait été jusqu’à la révolution de 1917 un allié de la plus grande importance pour la France, dans la balance des forces armées en présence. Bien des his-toriens ont assuré, en effet, que jamais les Occidentaux n’auraient pu arrêter la marée allemande sur la Marne, en dépit de tous les héroïsmes, si au même moment l’action de Samsonov et de Rennenkampf en Prusse orientale n’avait contraint Prittwitz à la retraite et obligé ultérieurement Hindenburg à reprendre l’offensive. Les gouvernements français ont eu alors l’occasion de mesurer le poids dont pesait l’alliance russe et n’ont pas cessé, depuis, de s’y accrocher comme à l’élément-clé de leur stratégie, même après l’effondrement du tsarisme.

Face à ces combats de titans, l’Estonie ne pesait pas lourd, à l’évidence. Effacée de la carte, oubliée ou plus exactement ignorée des Occidentaux, qui jusqu’alors n’en avaient même pas soupçonné l’existence, elle s’était heurtée dès les premiers jours à l’incompré-hension, au scepticisme de ceux qu’elle tentait de rallier. C’est pourquoi son représentant à Paris avait eu pour premier devoir d’expliquer ce qu’était, ce que voulait être son pays au sortir de siècles d’esclavage, car, à Paris, les milieux politiques et parlementaires, aussi bien que diplomatiques et militaires, n’avaient jamais imaginé que ce petit peuple d’à peine plus d’un million d’âmes pourrait prétendre un jour à une vie indépendante. Il lui fallait donc aller répétant qu’il existait bien un peuple estonien, distinct de ses grands et petits voisins, qui malgré les apparences n’était ni russe, ni allemand, et que ce peuple avait le droit incontestable de disposer de lui-même puisqu’il avait en lui les ressources physiques et morales nécessaires à une existence libre. Pusta s’y était évertué et y avait assez bien réussi, mais il s’était constamment heurté, au cours de ces deux premières années de son séjour parisien, à la réserve prudente de ses interlocuteurs officiels, soucieux de ménager l’allié russe dont ils voyaient qu’il parviendrait à se dégager de la dictature bolchevique et à reprendre sa place dans la Triple Alliance.

Tout autre est la situation après la signature du traité de Tartu, le 2 février 1920. La « paix de Dorpat », comme s’obstine à l’appeler la chancellerie, ne consacre pas seulement la fin des opérations de guerre avec la Russie, elle concrétise enfin la reconnaissance internationale de l’État estonien, sa reconnaissance de jure par la France et l’étranger.

Le traité de paix de Tartu (dernière page)

Le traité de paix de Tartu (dernière page)

Dès lors, la mission de Kaarel Robert Pusta change de sens et de but. Il n’est plus le représentant toléré d’un simulacre de république en proie à toutes les affres d’une naissance difficile, mais le représentant dûment accrédité d’une nation nouvelle, désormais membre à part entière du concert européen. Son rôle n’est plus de plaider pour qu’on veuille bien l’y admettre, mais de prouver qu’elle est apte à assumer ses responsabilités et à remplir les obligations internationales qui en découlent. Ce n’est pas nécessairement plus facile, mais pour le patriote qui longtemps a eu le sentiment de se battre contre des moulins à vent, c’est assurément une entreprise qui ne peut que soulever son enthousiasme.

1920

L’année 1920 est marquée par le succès diplomatique que constitue la signature à Tartu, le 2 février, du traité de paix avec la Russie des Soviets. Dans une lettre adressée le 6 avril à Alexandre Millerand, nommé président du Conseil des ministres le 20 janvier, K.R. Pusta insiste sur le fait qu’à Tartu la Russie soviétique a solennellement reconnu la souveraineté pleine et entière de la république d’Estonie et qu’il n’y a plus aucune raison de tarder davantage à passer de la reconnaissance de facto à la reconnaissance de jure. Dans ce but, il s’est rendu à Rome dès le 19 février, en sa qualité de chargé d’affaires près du gouvernement italien, et il y a rencontré Vittorio Scialoja, ministre des Affaires Étrangères dans le cabinet Nitti ; puis il est allé à San Remo, où le Conseil Suprême Allié tenait conférence du 19 au 26 avril. Il y a retrouvé Francesco Nitti, qui a remplacé Orlando en juin de l’année précédente. À son retour d’Italie, Pusta apprend avec une infinie tristesse la mort de Jaan Poska, le 7 mars, à l’âge de 54 ans, qui avait été notamment le premier maire élu de Tallinn. Il gagne bientôt La Haye afin d’y plaider aussi la cause de son pays. Karnebeek, ministre néerlandais des Affaires Étrangères, l’assure du désir de son gouvernement d’établir au plus vite des relations amicales avec le sien et lui précise qu’il désigne comme son premier représentant à Tallinn le consul Van den Bosch de Jongh.

En juillet, pour la première fois depuis trente-six mois, il retrouve l’Estonie. Quand il l’a quittée, elle était encore serve et son avenir n’était rien moins qu’assuré. La voici à présent libre, maîtresse de son propre destin. Il en éprouve – est-il besoin de le dire ? – une joie immense, mais aussi un soulagement plus grand encore, tant les événements qui se sont déroulés pendant son absence ont conduit à plusieurs reprises son pays au bord du gouffre.

Tout en installant sa famille à Haapsalu, il se rend chaque jour dans la capitale pour y préparer la conférence des pays baltiques qui doit se tenir le mois suivant en Lettonie ; mais en même temps il se désole de voir que la toute nouvelle république, qu’il a si longtemps appelée de ses vœux, connaît sa première grande crise gouvernementale. Pendant plusieurs semaines, l’équipe sortante expédie les affaires courantes en attendant la constitution d’un nouveau cabinet. Jaan Tõnisson, en effet, qui dirigeait le pays depuis l’indépendance, a été mis en minorité à la suite du retrait des sociaux-démocrates de la coalition au pouvoir. C’est Aadu Birk qui a été pressenti pour lui succéder.

Aadu Birk

Aadu Birk

Or, le 28 juillet, Birk informe Pusta qu’il veut faire de lui son ministre des Affaires Étrangères. Ce serait, certes, une promotion à ne pas dédaigner, mais Pusta se montre pour le moins réticent, même après que Birk lui a indiqué qu’il aurait le général Alexander Tõnisson comme collègue à la Défense Nationale. En fait, la tentative de Birk fit long feu. Rejeté par un vote de défiance de l’assemblée constituante, malgré l’appui de la plupart des socialistes, Birk dut se retirer et Pusta ne fit donc partie pour quelques heures que d’un cabinet-fantôme. Il s’en trouva, assura-t-il, soulagé, estimant, probablement à tort, n’avoir pas encore assez d’autorité pour diriger avec profit la diplomatie de son pays en un temps où l’Estonie devait s’initier aux arcanes des relations extérieures, s’adapter aux nouvelles conditions de l’après-guerre, s’insérer dans un ensemble où elle n’avait pas eu sa place voici seulement deux ans de cela. Pusta est, en réalité, un diplomate expérimenté, perspicace, clairvoyant, qui a su se faire de nombreuses relations dans les milieux politiques occidentaux. Il est certainement mieux au fait des rapports de force, des luttes d’influence et des coalitions d’intérêts qui traversent l’Europe au lendemain du conflit, que les hommes politiques de son pays, demeurés sur place, loin de l’arène diplomatique. Mais il se déclare très heureux d’apprendre que c’est finalement Otto Strandman qui prend le portefeuille des Affaires Étrangères dans le cabinet Ants Piip, en octobre suivant. Strandman, qui a été le premier chef de gouvernement de la république d’Estonie, est un homme qui ne manque ni de talent ni d’entregent pour réussir dans ses nouvelles fonctions et Pusta le considère comme « the right man in the right place ».

Entre temps, du 3 août au 6 septembre, il a pris une part active à la conférence interbaltique de Bulvuši, en Lettonie (au nord de Daugavpils), tout en regrettant que les pays scandinaves aient décliné l’invitation à y participer, mais en regrettant aussi que la querelle polono-lituanienne au sujet de Vilnius-Wilno obère sérieusement les efforts déployés en vue de jeter les bases d’une paix durable et d’organiser pour longtemps la coopération entre les nouveaux États dans tous les domaines qui leur sont communs. Les débats, dirigés par le premier ministre letton, l’agrarien Karlis Ulmanis, et son ministre des Affaires Étrangères Zigfrids Meierovičs, visent, en effet, à mettre en place un système unitaire dans les transports et les liaisons ferroviaires, la santé publique, les échanges commerciaux, les activités culturelles, les liaisons postales et télégraphiques, ce qui n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire, car les pays baltiques ont hérité de l’empire des tsars des installations, des matériels, mais aussi des habitudes, des concep-tions qui sont le plus souvent différentes, quand elles ne leur sont pas opposées, de celles du reste de l’Europe. Il s’agit donc de procéder à toute une série de réajustements que commande le désir de l’Estonie et de ses voisines de rompre avec l’influence russe et de se rattacher par tous les aspects de la vie au monde occidental.

K. R. Pusta, en qualité de chef de la délégation estonienne, plaide en faveur d’une certaine standardisation, tendant à donner plus d’efficacité à la coopération interbaltique, seul moyen, selon lui, de susciter, en même temps qu’une plus grande homogénéité écono-mique, une véritable politique commune en matière de diplomatie et de défense nationale. Il importe que l’union baltique devienne réalité le plus rapidement possible, c’est l’intérêt de tous, en vertu de l’adage bien connu que « l’union fait la force ». Il rappelle à ce propos de quel poids a pesé l’Entente cordiale franco-anglaise dans la guerre mondiale qui vient de s’achever, preuve éclatante de ce que peuvent des peuples de traditions différentes, si longtemps antagonistes et rivaux, lorsqu’ils surmontent leurs préjugés et s’unissent pour triompher ensemble. Mais cela suppose que Polonais et Lituaniens entreprennent de régler définitivement leur querelle dans un esprit de compréhension mutuelle. Le 31 août, une convention est signée, à laquelle adhèrent tous les pays présents à la conférence. En dix paragraphes, les cosignataires s’engagent à résoudre pacifiquement leurs différends, soit par négociation bilatérale directe, soit par l’arbitrage de la Société des Nations. Le texte de l’accord devait être ratifié avant le 15 décembre 1920. Il n’en sera rien pourtant.

Pour tenter de mettre un terme au litige qui oppose la Lituanie à la Pologne, cette dernière demande la médiation de Meierovičs et de Pusta, mais les deux diplomates se voient opposer de la part du délégué lituanien Šaulis une fin de non-recevoir : l’appartenance de Vilnius à son pays ne peut faire l’objet d’aucun marchandage.

Ants Piip en 1923

Ants Piip en 1923

Rentré à Paris, Pusta tente avec Ants Piip, éminent juriste spécialisé en droit international public, d’intéresser les puissances occidentales à l’affaire en se référant au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce qui devrait aboutir à l’organisation d’un référendum sous contrôle étranger. Mais le gouvernement de Kaunas repousse leur proposition car il n’ignore pas que la population de Vilnius est majoritairement non lituanienne. Il insiste sur le fait que sa revendication est d’ordre historique et non pas ethnique. Vilnius a toujours été la capitale de l’État lituanien au cours des âges, notamment au temps de sa plus grande extension, à l’époque du Grand-Duché, entre les XIVe et XVIe siècles, et il est normal qu’elle le reste au lendemain de la guerre mondiale, même si sa population a changé dans sa composition, du fait de l’immigration polonaise sous le régime russe. En fait, la question n’est pas mûre. Il ne faut pas perdre de vue qu’au moment de la conférence de Bulvuši la Pologne était encore en guerre avec les Bolcheviks qui l’avaient envahie et menaçaient Varsovie. Le traité mettant fin au conflit ne sera signé à Riga que le 12 mars 1921, après la réoccupation de Vilnius par l’armée polonaise en octobre, jetant du même coup à bas pour longtemps toute idée de coopération politique entre les deux nations voisines.

Dans le même temps, la Lettonie et l’Estonie donnaient au contraire la preuve de ce que l’esprit de conciliation et le libre recours à l’arbitrage d’une autorité impartiale dûment reconnue par les deux parties, valent toujours mieux que la menace et l’intransigeance. Un litige avait éclaté entre elles, en effet, au sujet de Valga, ville frontalière de Livonie située sur la route reliant Riga à Tartu, à mi-distance de cette dernière et de Valmiera. Pusta redoutait de voir ses efforts en vue d’une saine coopération baltique ruinés par cette querelle de voisinage. Il fut dans cette affaire énergiquement soutenu par Jaan Tŏnisson, arrivé en renfort, et le président Karlis Ulmanis finit par convenir de régler pacifiquement l’affaire en s’en remettant à l’arbitrage du colonel britannique Tallents, lequel, par jugement rendu le 3 juillet 1920, attribua Valga à l’Estonie dans le souci de se conformer aux données de l’histoire, puisque Valga avait dans le passé fait partie d’abord de l’Ordre de Livonie, puis de la province de Livonie du Nord, à la limite méridionale du pays des Estes, et non de celle du Sud. Depuis lors, de l’autre côté de la frontière, est née la ville jumelle de Valka, qui lui fait face et compte à présent presque autant d’habitants qu’elle, créant une situation qui n’est pas rare sur la carte de l’Europe, avec Ivangorod face à Narva entre la Russie et l’Estonie, ou Komarno face à Komárom, entre la Hongrie et la Slovaquie, ou encore Gorizia face à Nova Gorica, entre l’Italie et la Slovénie, par exemple. La décision arbitrale concernant Valga apporte la preuve qu’en 1920 on est parvenu à une époque où le droit des gens peut être désormais pris en compte et qu’il tend à prévaloir dans bien des cas sur la force brutale. Ce n’est pas seulement l’appartenance ethnique des habitants qui entre en jeu, mais aussi et d’abord l’héritage du passé. C’est dans cet esprit qu’est réglée au même moment par le Conseil de la Société des Nations la question des îles d’Åland, de population entièrement suédophone mais qui, du point de vue historique, ont été rattachées formellement à la Finlande en 1809 par le traité de Hamina.

Eustachy Sapieha

Eustachy Sapieha

Avant de retourner en France, Pusta est prié de s’arrêter à Varsovie pour y rencontrer le nouveau ministre polonais des Affaires Étrangères, Eustachy Sapieha, rejeton d’une illustre famille princière de Lituanie, et aussi le nouveau premier ministre, l’agrarien Winsenty Witos. Pusta racontera plus tard qu’il vit arriver à lui, dans le luxueux hôtel où il l’avait invité à dîner avec Sapieha et plusieurs autres membres du gouvernement, un paysan en costume silésien, sans cravate, chaussé de bottes, d’aspect grossier, et qui ne parlait aucune langue étrangère. L’aristocrate Sapieha, ancien ambassadeur à Londres, qui parlait une demi-douzaine de langues, et qui en était l’exact contraire, s’employa avec beaucoup de finesse à effacer l’impression mitigée que son premier ministre faisait sur son interlocuteur estonien, lequel avait cru devoir revêtir une tenue de soirée. Comme quoi, si l’habit ne fait pas le moine, il peut contribuer à compliquer bien inutilement certaines situations et susciter la confusion dans les esprits les plus clairs. En fait, Witos valait beaucoup mieux que son costume. C’était un personnage qui cachait sous un dehors délibérément folklorique une ruse et une intelligence que l’on n’attendait pas. Toujours est-il que de cette rencontre singulière Pusta tira la conclusion que jamais la Pologne ne consentirait à reculer dans l’affaire de Wilno. On sait que, attribuée à la Lituanie par l’accord de Suwałki (à 25 kilomètres au sud de la frontière lituanienne, dans la voïévodie de Bialystok), la ville contestée avait été enlevée par surprise, le 9 octobre précédent, par une opération de commando du général Lucján Želigowski. Il était d’autant moins question d’y revenir que le plébiscite de janvier 1922 confirmera par la suite de façon décisive le rattachement de Wilno à la Pologne.

Le 29 octobre, rentré à Paris, Pusta reprend son combat pour la reconnaissance de jure de son pays auprès des différents gouvernements près desquels il est accrédité : France, mais aussi Belgique, Luxembourg, Italie et Suisse. Il reçoit en toutes circonstances un accueil bienveillant. On lui prodigue des paroles amicales, mais cela ne se concrétise pas assez vite à son gré. C’est pourquoi il saisit l’occasion que lui offre l’assemblée générale constitutive de la Société des Nations, réunie à Genève en novembre, pour multiplier les entretiens avec diplomates et hommes politiques, en sa qualité de chef de délégation. Il rappelle inlassablement que ses compatriotes ne se sentiront pleinement libres et indépendants que lorsque leur république aura été expressément reconnue par la communauté internationale, spécialement par les puissances victorieuses, alors qu’elle ne l’est pour le moment en droit international que par la Russie soviétique (traité de Tartu) et la Finlande (vote du parlement d’Helsinki). Il est pour la circonstance épaulé par le général Johan Laidoner, ancien commandant en chef des forces armées estoniennes, président de la commission parlementaire de la Défense Nationale.

Paul Hymans en 1919

Paul Hymans en 1919

Le libéral Paul Hymans, ministre belge des Affaires Étrangères, qui a été porté à la présidence de l’assemblée genevoise, lui accorde une longue entrevue. Il lui fait remarquer que la Belgique, avec un territoire de 30 500 kilomètres carrés, est encore plus petite que l’Estonie (47 548 km2) et qu’il est donc mieux à même de comprendre les préoccupations de son interlocuteur, même si, en revanche, la différence est en faveur de son pays en ce qui concerne le nombre d’habitants. Il ne s’en remet pas moins à la France et à la Grande-Bretagne du soin de décider quand l’Estonie sera reconnue formellement et définitivement, soulignant que le processus diplomatique qui y conduit est toujours long et parfois tortueux, parce qu’il faut tenir compte de nombreux facteurs qui ne sont pas, loin s’en faut, uniquement juridiques. Tant que tous ceux-ci ne sont pas réunis, il est vain de vouloir forcer la porte. C’est exactement ce que lui dit aussi le représentant britannique, l’amiral John Arbuthnot Fischer, baron de Kilverstone, ancien Premier Lord de la Mer, vétéran de la guerre de Crimée en mer Baltique, qui connaît bien son pays et évoque devant lui de lointains et obscurs souvenirs. Quant à René Viviani, chef de la délégation française et ancien président du conseil au moment de la déclaration de guerre, il se contente de l’assurer en termes généraux que, puisque l’Estonie est une nation démocratique, régie par une constitution parlementaire, avec un gouvernement représentatif, elle ne manquera pas, le moment venu, d’être admise sans réserve dans la nouvelle société européenne en voie de formation.

Puis la conversation dévie longuement sur leur ami commun, Albert Thomas, que Pusta a justement rencontré en octobre à Varsovie et qui est installé à présent à Genève, où il préside le Bureau International du Travail.

Toutes ces manifestations verbales n’empêchent pas que subsiste la crainte d’un retour brutal de la Russie, blanche ou rouge, incapable de se résoudre à l’abandon des anciennes provinces baltiques. La preuve en est que, lors du vote sur l’admission de nouveaux membres au sein de la S.D.N., sur les trente-deux pays représentés, cinq seulement se prononcent en faveur de l’admission immédiate et inconditionnelle de l’Estonie, au grand dépit de Pusta. En revanche, les portes des filiales à caractère technique, comme l’Organisation internationale du travail, lui sont ouvertes sans délai. Piètre consolation pour celui qui, depuis tant de mois, s’évertue à réclamer la pleine et entière reconnaissance de son pays.

1921

Les choses toutefois ne vont plus traîner.

Avec l’année 1921, elles changent soudain. Curieusement, l’initiative vient du président argentin Hipólito Irigoyen. Le 10 janvier, il annonce au gouvernement de Tallinn qu’il vient de prendre un décret par lequel la République Argentine reconnaît expressément « la République d’Estonie comme un État libre et indépendant ».

Or, à peine Pusta est-il rentré de Genève que Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay, qui a joué un rôle de premier plan dans la préparation des traités de l’après-guerre et dans toutes les négociations internationales des dix dernières années, l’informe qu’il n’y a plus aucun obstacle à la reconnaissance de jure de l’Estonie et qu’en conséquence celle-ci est inscrite à l’ordre du jour de la prochaine session du Conseil Suprême Allié, cependant qu’elle est déjà admise à siéger à la Société des Nations comme membre de plein droit.

Le même jour, 12 janvier, Aristide Briand, qui cumule la prési-dence du conseil et le portefeuille des Affaires Étrangères, se déclare le protecteur des petites nations de l’Europe ; ce qu’il confirme dix jours plus tard, à l’occasion de la visite à Paris de son collègue letton Zigfrids Meierovičs. L’exemple est aussitôt suivi par le comte Carlo Sforza au nom de l’Italie et par Lord Curzon au nom du Royaume Uni. Là-dessus, Peretti de la Rocca, directeur des affaires politiques au Quai d’Orsay, fait savoir à K. R. Pusta qu’il soumet à l’instant à la signature d’Aristide Briand un courrier officiel par lequel la France recommande au Conseil suprême Allié la reconnaissance de jure de la république d’Estonie. La lettre en question lui parvient le même jour par porteur, signée de la main de Briand.

Andres Dido

Andres Dido

Dans sa joie, Pusta fait aussitôt hisser le drapeau à bandes longitudinales bleu-noir-blanc à la fenêtre de la légation, au 7 de la rue de l’Alboni, dans le XVIe arrondissement de Paris, et il en informe personnellement son ami Andres Dido (Tiido), alité et gravement malade, qui a, depuis si longtemps et sans jamais se décourager, œuvré pour que sa petite patrie fennique devienne un jour une nation à part entière de la famille européenne. Hélas, Dido ne tardera pas à mourir, victime d’une maladie du cœur. Il s’éteindra le 30 août à l’hôpital Lariboisière.

Dès lors, les déclarations de reconnaissance formelle tombent comme les feuilles d’automne. Après la Pologne, le Japon, les Pays-Bas, les trois pays scandinaves, la Roumanie, voici la Hongrie, meurtrie dans son âme et sa chair par le traité de Trianon (4 juin 1920), qui déclare le 23 mars 1921 par la voix du comte Pál Teleki, premier ministre et ministre des Affaires Étrangères, qu’elle reconnaît « le peuple frère estonien » et la « République sœur d’Estonie » auprès desquels elle promet d’accréditer sous peu un représentant diplomatique. Puis ce sont la Suisse le 22 avril, l’Autriche le 5 juillet, l’Allemagne le 9 du même mois, le Saint Siège le 10 octobre, le Portugal le 5 décembre. En l’espace d’un an, toute l’Europe a reconnu comme sienne la petite et vaillante Estonie.

Au printemps 1921, Pusta reçoit de son gouvernement mission de le représenter à la conférence internationale organisée par la S.D.N. à Barcelone dans le but de rétablir sur l’ensemble du continent la liberté de circulation des biens et des personnes, abolie jusque-là du fait de la guerre. Il lui est adjoint Valter Rosenthal, conseiller auprès du ministre des communications et des transports.

Mais au préalable, il lui est demandé de se rendre à Madrid et d’y entamer avec le gouvernement espagnol des pourparlers en vue de l’établissement de relations diplomatiques. Début mars, il sollicite audience dans ce but auprès du marquis de Lima, ministre des Affaires Étrangères du roi Alphonse XIII. Lima lui répond par écrit, le 8 du même mois, que s’il doit y avoir échange de représentants diplomatiques, l’Espagne entend se réserver le droit de réclamer à l’Estonie le remboursement d’une partie des dettes contractées naguère par l’empire russe envers elle, à proportion de ce que l’Estonie y représentait jusqu’à sa sécession. Cette exigence ne manque pas de surprendre Pusta, qui trouve toutefois rapidement la parade. Il fait observer au ministre espagnol que l’affaire n’est plus actuelle depuis la signature de la paix de Tartu puisque, par ce traité, la Russie soviétique s’est comportée en héritière unique de l’ancien empire des tsars. Si Madrid a des créances envers ce dernier, c’est à son successeur légitime qu’elle doit en demander l’exécution, et à lui seul. Apparemment rassuré par cette hypocrisie (car Pusta sait pertinemment que Lénine a depuis longtemps fait table rase du passé tsariste et n’entend nullement s’en faire l’exécuteur testamentaire), le marquis de Lima lui promet alors d’envoyer un représentant diplomatique espagnol auprès du gouvernement de la république estonienne et émet le souhait qu’un diplomate estonien soit de même prochainement accrédité à Madrid.

Sans attendre que ce vœu se concrétise, Pusta, sentant que le moment est favorable, propose d’entamer dès que possible des négociations en vue de la conclusion d’un accord commercial et de navigation, ce à quoi consent volontiers le ministre espagnol. Puis il retourne à Barcelone pour prendre part aux échanges de vues sur le rétablissement de la libre circulation des biens et des personnes, question qui intéresse d’autant plus les pays anciennement russes qu’il leur faut se libérer d’un lourd passé de bureaucratie policière et de méthodes périmées qui entrave les échanges et les communications.

Dirigés par l’ancien ministre français des Affaires Étrangères (de 1894 à 1898) Gabriel Hanotaux, alors ambassadeur extraordinaire à Rome, les débats se poursuivent jusqu’au 20 avril. Ils se déroulent dans une atmosphère de grande cordialité et de compréhension mutuelle, cependant que les délégations des trois pays baltiques s’emploient entre elles à définir une politique qui leur soit commune. En présentant de la sorte un front uni, le Letton Albats, le Lituanien Sidzikauskas et l’Estonien Pusta peuvent participer aux travaux de toutes les commissions sans y être nécessairement en personne, ce qui leur permet de prendre des résolutions ou d’approuver des propositions valables pour tous les trois. Pusta pense que ce serait encore mieux si la Pologne s’ajoutait à leur groupe, mais il n’y faut pas songer à cause de la déplorable affaire de Wilno.

Alexandre Millerand

Alexandre Millerand

Le 19 mai 1921 est certainement le plus beau jour de la vie de Karel Robert Pusta. À cette date, il va présenter ses lettres de créance au Président de la République, Alexandre Millerand, élu à cette haute fonction le 23 septembre 1920 à la suite de la démission pour raison de santé de Paul Deschanel. Accompagné dans une première limousine par Pierre de Fouquières, introducteur des ambassadeurs et chef du protocole au ministère des Affaires Étrangères, suivi par une autre limousine où ont pris place le Dr Johan Leppik, conseiller près la légation ainsi que le secrétaire français Gaston Gaillard, il gagne le palais de l’Élysée, escorté par un escadron de la garde républicaine à cheval, en suivant la voie triomphale de l’avenue des Champs-Élysées. Puis il est reçu par le Chef de l’État dans les salons dorés du palais qui fut jadis la résidence de Madame de Pompadour et du marquis de Marigny, de Caroline Murat, de l’impératrice Joséphine.

Il faut imaginer le fils de cheminot, le prisonnier des sordides geôles russes, l’ancien proscrit contraint à l’exil, le patriote résistant des temps qui ne sont même pas anciens, en ces instants inoubliables qui consacrent solennellement la naissance de la nation estonienne après des siècles d’obscurité et d’esclavage. En le recevant de la sorte, la France, la plus vieille nation de l’Europe, au terme d’une épreuve où elle a failli périr, mais à présent auréolée des feux de la victoire, rend hommage au courage de ces hommes qui, depuis Faehlmann, Kreutzwald, Jannsen, Hurt et tant d’autres, n’ont jamais désespéré de voir un jour le peuple estonien renaître de ses cendres.

Pusta n’est pas un inconnu pour le président Millerand. Il a eu l’occasion de lui être présenté quand il était président du conseil et il était intervenu auprès de lui pour que la république d’Estonie fasse au plus vite l’objet d’une reconnaissance en droit et non plus en fait, ce que Millerand avait admis pleinement comprendre, en effet. En janvier 1921, il a eu avec lui un second entretien au cours duquel l’homme d’État français a reconnu l’erreur qui avait consisté de la part des Alliés à vouloir épouser la thèse insoutenable de l’unité de l’empire russe, alors que les peuples jadis asservis par les tsars au cours des siècles entendaient se libérer définitivement du joug odieux qui avait si longtemps meurtri leurs épaules et blessé leur cœur. Rappelant que dorénavant la loi suprême qui doit régir les relations internationales repose sur le droit des peuples à l’autodétermination, il lui dit se réjouir sincèrement que le temps ait travaillé en faveur des Estoniens et l’assure de ses sentiments amicaux tant envers lui-même qu’envers son peuple tout entier. Cet hommage du président français à la petite et toute jeune nation fennique, naguère encore ignorée, oubliée, est aux yeux de Pusta le signe de ce que, en ce troisième anniversaire de la proclamation quasi clandestine de l’indépendance estonienne, un certain 24 février 1918, les choses ont changé. Mais que de souffrances, de luttes, de morts et de ruines avant d’en arriver là !

Devenu en France ministre plénipotentiaire, il part bientôt pour Rome afin d’y présenter les lettres qui l’accréditent en la même qualité en Italie. Au sortir d’une guerre de libération qui a dévasté son territoire et détruit son économie, l’Estonie n’a pas les moyens d’entretenir une représentation diplomatique dans toutes les capitales de l’Europe, à plus forte raison partout dans le monde. Au demeurant, le pourrait-elle qu’elle ne disposerait pas, en ces années où elle fait ses premiers pas dans la vie internationale, du personnel adéquat.

Victor-Emmanuel III

Victor-Emmanuel III

Le 23 juin, Pusta est reçu au Quirinal par le roi Victor-Emmanuel III et la reine Hélène, fille du roi de Montenegro Nikita Petrović Njegoš. La cérémonie est plus simple et moins cordiale qu’à Paris. Le roi ne prononce aucun discours, ce qui oblige son visiteur à laisser dans sa poche celui qu’il avait préparé. En revanche, il est connu pour son érudition en numismatique et en sphragistique. Au vu des sceaux qui ornent les lettres de créance du nouveau ministre plénipotentiaire estonien, il lui en demande la signification et l’origine historique. À cela se borne l’intérêt qu’il daigne porter à l’événement. Quant à la reine, elle se dit bouleversée par l’assassinat de la famille impériale russe, survenue voici trois ans, le 17 juillet 1918, car elle lui était apparentée. En revanche, il n’est pas question un seul instant des relations italo-estoniennes, comme si elles ne concernaient pas les souverains. Il faut dire toutefois à leur décharge que l’Italie traverse alors une grave crise, l’agitation fasciste croît de jour en jour, des troubles ont éclaté en province, le ministère Giolitti est sur le point de démissionner. Le comte Carlo Sforza, qui le 12 novembre 1920 vient de négocier à Rapallo un traité de paix avec la Yougoslavie au sujet de la Dalmatie, ne tardera pas à se retirer de la vie publique et à s’expatrier, devant la montée du fascisme et l’installation de Mussolini à la tête du gouvernement. Dans ces conditions, le représentant diplomatique de la république d’Estonie près de la cour d’Italie n’a pas grand-chose à espérer de cette réception uniquement protocolaire. Il n’obtient finalement, sur une proposition de la Consulta, que la mise en route de pourparlers préliminaires en vue de l’élaboration d’un traité de commerce.

En attendant des jours meilleurs ou plutôt des conditions plus propices, Pusta se rend au Vatican. Il est reçu par Mgr Pucci, préfet de la Curie, qui le reçoit avec beaucoup d’aménité puis le présente au cardinal Pietro Gasparri, secrétaire d’État de Sa Sainteté. À la suite de l’entretien qu’il a avec le diplomate estonien, ce dernier adresse une lettre au président Konstantin Päts, le 10 octobre, qui constitue une reconnaissance de jure. Mais il est encore trop tôt pour que Pusta soit reçu en audience pontificale par Benoît XV. Du reste, l’Estonie, dont la grande majorité des habitants est de confession luthérienne, ne relève pas de l’autorité spirituelle du pape. Les catholiques n’y constituent qu’une infime minorité, généralement d’origine étrangère.

À l’automne, Pusta accompagne son ministre des Affaires Étrangères Ants Piip à Genève afin d’y prendre part à la seconde session plénière de la Société des Nations. L’Estonie, cette fois, y est admise officiellement par le vote de trente-six pays dûment représentés. Curieusement, les délégués de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie déclarent ne pas souhaiter se prononcer en raison de leur alliance, toujours en vigueur, avec la Russie impériale. Ces deux pays estiment devoir rester en dehors d’un acte de droit international qui consacre la sécession d’une région ayant appartenu à leur grande alliée. À la suite de quoi, plus curieusement encore, le représentant polonais rejoint ses « frères slaves » dans leur abstention. S’agissant de la Pologne, connue pour sa russophobie viscérale, le geste est d’autant plus surprenant qu’elle a formellement accordé à l’Estonie sa reconnaissance de jure et qu’elle a même ouvert une légation à Tallinn. À la vérité, la raison de cette palinodie est à rechercher dans les événements qui se sont déroulés en Russie pendant l’année en cours. Le général Wrangel, qui a succédé à Denikine, a d’abord remporté des succès en Ukraine, mais il a été finalement acculé à la retraite en Crimée et contraint de grouper ses forces en Turquie, puis en Serbie. Il ne renoncera à la lutte qu’en 1925.

Pusta est d’autant moins surpris de ce coup de théâtre qu’au cours d’une visite qu’il lui a faite rue de l’Alboni dans les mois précédents, le délégué yougoslave Miroslav Spalaiković, ancien ministre de Serbie à Petrograd, ne lui a pas caché que la fidélité à l’alliance russe était pour les Serbes un article de foi.

1922

L’année 1922 voit encore arriver des déclarations de reconnais-sance officielle, celle de la Tchécoslovaquie en janvier, celle de la Grèce en mai et surtout en juillet celle des États-Unis d’Amérique, tant attendue, car c’est le seul grand pays d’Occident où il existe une colonie estonienne relativement nombreuse, mais aussi parce que la doctrine du président Wilson sur le droit de tous les peuples à l’autodétermination a servi de base juridique à l’action des nationalistes quand il s’est agi de fonder un État indépendant.

L’année 1922 voit également accéder au poste de secrétaire de la légation à Paris le jeune Louis Villecourt, qui plus tard, par ses travaux et ses écrits, deviendra le pionnier des études estoniennes en France.

Entre-temps, du 10 avril au 19 mai, pendant plus d’un mois, se tient à Gênes, à l’initiative de David Lloyd George, la première grande conférence internationale de l’après-guerre consacrée aux problèmes de la reconstruction économique de l’Europe. Ce vaste forum connaît vite ses limites. Il se révèle d’une efficacité très moyenne. En revanche, l’apparition du représentant soviétique Georgij Vasil’evič Čičerin, commissaire du peuple aux Affaires Étrangères, assisté de Maksim Maksimovič Litvinov qui le remplacera un jour à la tête de la diplomatie soviétique, au sein de cette assemblée « capitaliste », ne pouvait manquer de faire sensation, ne serait-ce que parce qu’elle marquait le retour de la Russie dans le concert européen.

Combien la Russie soviétique jugeait importante cette conférence et combien elle attachait de prix alors au soutien de ses voisins géographiques nous est démontré par le protocole établi à Riga le 30 mars précédent, à la veille de la réunion de Gênes, et signé par les représentants des gouvernements d’Estonie, de Lettonie, de Pologne et de Russie, à savoir Ants Piip, Zigfrids Meierovič, Jodko et Georgij Vasil’evič Čičerin. Ce document préconisait de reconnaître de jure le gouvernement de Moscou dans l’intérêt de la reconstruction économique de l’Europe orientale, d’encourager la négociation de traités de commerce entre les cosignataires et la coopération entre leurs différents établissements bancaires, enfin de s’abstenir de toute mesure ou initiative hostile envers quiconque. Ce dernier point concernait, à l’évidence, non pas d’éventuels actes de guerre, mais l’épineuse question du remboursement des emprunts contractés avant la guerre dans les pays occidentaux par la Russie dans le but de moderniser ses infra-structures. Ainsi s’explique que le chef nominal de la délégation estonienne ait été le ministre des Finances Georg Vestel et non pas Jaan Tõnisson ou Otto Strandman.

Pour sa part, la délégation estonienne commit certainement une gaffe en faisant savoir qu’elle considérait définitivement réglé son contentieux financier avec la Russie depuis la signature du traité de Tartu. Cela parut beaucoup contrarier Lloyd George qui attachait la plus grande importance au règlement de la dette russe et semble avoir organisé le rassemblement de Gênes au moins un peu à cause de lui.

Viktor Kingissepp

Viktor Kingissepp

Pusta était encore sur les bords de la Méditerranée quand, le 3 avril, la police arrêta le leader communiste Viktor Kingissepp à Tallinn, où il se cachait depuis plusieurs semaines derrière les orgues du théâtre Estonia, comme on l’apprendra quelque temps plus tard.

L’individu est un révolutionnaire professionnel, dévoué corps et âme à la cause du bolchevisme. C’est de plus un récidiviste qui, dès 1917, s’est opposé à la Diète nationale (Maapäev) et a tenté de s’emparer du pouvoir par la force à Tallinn. Reparti en Russie pour échapper à la justice de son pays, il s’est illustré en contribuant à fonder la Čéka, avant-goût du GPOu, de la Gestapo, et de la Stasi. Infiltré de nouveau en Estonie, où il est sous le coup d’un mandat d’arrêt, il tente d’y fomenter la rébellion, organise des réunions secrètes, met en place une imprimerie clandestine et édite une feuille tout simplement appelée Kommunist. Kingissepp a été jusqu’à son arrestation une menace permanente de subversion pour son pays, un danger quotidien d’invasion étrangère, étant entendu que toute son agitation ne visait à rien de moins qu’à l’annexion de l’Estonie à l’empire des soviets.

Quand il apprend, en juin, sa condamnation à mort et son exécu-tion, Pusta en tire deux conclusions. D’une part, que la démocratie estonienne est encore terriblement vulnérable, d’autre part, que les serments soviétiques de paix éternelle et de non-ingérence dans les affaires intérieures sont une duperie. Par le truchement de fanatiques, prêts à toutes les trahisons, la Russie peut à tout moment remettre en cause l’existence même de l’État estonien.

Il n’en veut pour preuve que la surprenante démarche qu’entre-prend auprès de lui Maksim Maksimovič Litvinov au nom de son gouvernement, le 18 mai, alors que va s’achever la conférence de Gênes. Le diplomate russe, venu le trouver, lui fait part de la grande inquiétude que susciterait, selon lui, tant en Estonie qu’en Russie, l’exécution du militant communiste. Pusta rétorque que cette exé-cution est au contraire de nature à mettre un terme à des agissements criminels, contraires au principe de la coexistence pacifique et de la non-ingérence, mais que, en revanche, il a appris avec regret que les membres de la représentation estonienne ont été agressés à Petrograd et qu’un des membres de la commission de rapatriement avait même été menacé de mort, sans que le commissariat du peuple aux Affaires Étrangères intervienne pour leur défense. Litvinov lui expose alors que la Russie réclame le corps du supplicié, ce qui, toujours selon lui, devrait permettre de calmer les esprits. Mais en réponse Pusta lui rappelle que son gouvernement a opposé à cette singulière requête une fin de non-recevoir catégorique. De tout cela il ressort, en tout cas, de façon manifeste, que Kingissepp était bel et bien un agent des services spéciaux russes et donc qu’il avait été envoyé en Estonie en mission commandée, c’est-à-dire pour y jeter le trouble, fomenter la révolte et renverser le gouvernement démocratiquement élu. Raison de plus pour ne pas accéder à la demande soviétique, parfaitement incongrue et provocatrice.

On sait que, deux mois plus tard, le nom du révolutionnaire estonien fut donné à une ville russe située à proximité de la frontière estonienne et que la propagande bolchevique s’employa ensuite à le présenter comme un héros du peuple travailleur, assassiné par les bourgeois estoniens au service du capitalisme international.

À la fin de la conférence de Gênes, constatant que les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances que les pays participants y avaient placées, il est décidé de reprendre les pourparlers à La Haye un mois plus tard. Cette fois, c’est K.R. Pusta qui mène la délégation estonienne, assisté pour les questions techniques par l’ingénieur Valter Rosenthal – qui était déjà à ses côtés à Barcelone – et pour les questions juridiques par l’avocat Peeter Ruubel. Les débats sont présidés par le ministre néerlandais des Affaires Étrangères Karnebeek, mais ne parviennent guère à plus que des échanges de statistiques, décision d’autant plus décevante qu’on ne va pas tarder à s’apercevoir que celles fournies par Moscou sont systématiquement falsifiées, quand elles ne se réduisent pas à d’invérifiables pourcentages. C’est le fiasco. Finalement, ces mois de vains bavardages n’ont abouti qu’à réintroduire les Bolcheviks dans le concert européen et à permettre à ceux-ci de conclure entre-temps à Rapallo avec l’Allemagne un pacte par lequel les deux pays renoncent à leurs dettes de guerre réciproques et rétablissent leurs relations diplomatiques. En outre, ce que ni Walther Rathenau ni Georgij Čičerin ne divulguent alors, il s’y ajoute une disposition secrète, destinée à faciliter l’entraînement d’officiers allemands de la Reichwehr dans des bases soviétiques, hors de tout contrôle des Alliés.

Pusta, n’ayant donc pas été tenu au courant de cette clause secrète, contraire au traité de Versailles, ne put alors soupçonner que la politique française du « cordon sanitaire », dans laquelle l’Estonie était partie prenante, venait d’être jetée à bas. Ce qui est plus grave, c’est que l’aide soviétique secrètement accordée à Rapallo va permettre au général Hans Von Seeckt de reconstituer le Grand État-Major et de préparer la renaissance de l’armée allemande qui plus tard sera à l’origine de la Wehrmacht. L’alliance germano-soviétique ne date donc pas, comme on l’a dit longtemps, du pacte passé au Kremlin le 23 aout 1939 entre Ribbentrop et Molotov, mais bien de celui passé à Rapallo entre Rathenau et Čičerin. Est-il besoin d’ajouter que cette collusion germano-soviétique aura alors des conséquences tragiques pour l’Estonie et ses deux voisines baltes ?

Maxime Litvinov

Maxime Litvinov

Pusta retrouve Litvinov, assisté de Kržižanovski, pour discuter de problèmes financiers. La Russie qui n’envisage pas un instant de rembourser les emprunts contractés du temps des tsars, entend en premier lieu faire reconnaître comme propriété de l’État soviétique tous les biens confisqués au cours de la guerre et de la révolution. En même temps, elle cherche à obtenir des crédits à l’Ouest, qu’elle pourrait rembourser plus tard en nature, sous forme de livraisons de grains, de matériels, de machines, dans le souci de stabiliser le rouble. Puis Litvinov propose l’organisation d’une conférence sur le désarmement. Le gouvernement estonien se réjouirait de voir une réduction des armements qui lui permettrait de dépenser moins pour assurer sa défense, mais il ne peut être question, remarque Pusta, de négocier un accord de désarmement uniquement bilatéral. Il y faudrait à tout le moins la participation de tous les pays limitrophes de la Russie, de la Finlande, au nord, à la Roumanie, au sud. Or, avec la Roumanie, il conviendrait d’abord de régler le litige relatif à la Bessarabie, puisque la Russie n’a pas reconnu l’annexion de cette province à l’État roumain, en mars 1918. Si cet obstacle peut être levé, Pusta propose que des entretiens sur le désarmement aient lieu à Tallinn, ce que Litvinov, qui a été ministre de Russie en Estonie au lendemain du traité de Tartu, en 1920-1921, accepte très volontiers.

Le 7 octobre, à Rome, Pusta est reçu en audience par le nouveau ministre italien des Affaires Étrangères, Carlo Schanzer. Il est ques-tion de la reconnaissance de jure du régime soviétique, reconnaissance qui apparaît à présent comme inévitable à plus ou moins brève échéance. Dans la mesure où l’Italie a signé un accord de coopération commerciale avec la Russie en marge de la conférence de Gênes et du fait même qu’elle a envoyé à Moscou un conseiller économique, la chose devrait se faire rapidement, d’autant que la Russie ne veut maintenant ratifier l’accord en question qu’en échange d’une reconnaissance en bonne et due forme. Or Rome n’a pas voulu le faire jusqu’à ce jour par esprit de solidarité avec ses alliés. Schanzer estime que le gouvernement russe doit d’abord démontrer qu’il est effectivement disposé à honorer ses engagements et sa signature.

Après son retour à Paris, Pusta est prié par Peretti de la Rocca de venir le voir au Quai d’Orsay. Celui-ci lui avoue que de plus en plus d’entreprises françaises souhaitent que soient développées les relations commerciales et industrielles avec la Russie, qui constitue un énorme marché potentiel. Peretti reconnaît que le gouvernement français aurait mauvaise grâce à les empêcher, bien qu’il n’entretienne pas pour l’heure de relations officielles avec Moscou et qu’il ne soit pas dans son intention jusqu’à nouvel ordre d’y dépêcher de représentant diplomatique. En dépit de ces allégations du directeur du ministère, Pusta n’en remarque pas moins des changements notables dans le comportement des milieux dirigeants, changements dont la grande presse ne manque pas de se faire l’écho. On y discute à présent très ouvertement du possible retour de la Russie dans le forum européen et on laisse entendre « dans les milieux généralement bien informés » que le chargé d’affaires ad interim des Soviets à Paris, Skobelev, verse à cette fin d’importants subsides occultes à certains journaux.

Un mois plus tard, le 18 novembre, Madame Ulrike Pusta donne naissance à un fils que les heureux parents prénomment, lui aussi, Karel Robert.

1923

Au début de l’année 1923 paraît dans les colonnes du Temps un article qui ne manque pas d’inquiéter Pusta. Cet article accuse le gouvernement soviétique d’inciter en sous-main la Lituanie à reprendre à la Pologne Vilnius et à l’Allemagne Memel-Klaipeda. Si cette information est exacte, cela signifie que la Russie cherche à isoler la Lettonie et l’Estonie, en brisant la coopération interbaltique, en séparant la Lituanie de ses deux partenaires privilégiés. Or c’est cette alliance des trois États baltiques qui constitue l’un des éléments principaux du « cordon sanitaire » disposé autour de la Russie rouge par les puissances occidentales. Nul doute que, si le gouvernement de Kaunas se décidait à une action militaire, la réaction polonaise serait brutale et entraînerait inévitablement de graves complications bien au-delà de la seule région litigieuse. Les Occidentaux seraient peut-être contraints d’intervenir, avec tous les risques que cela pourrait comporter pour le fragile équilibre édifié à Versailles. Quelle attitude devrait adopter l’Estonie ? Que pourrait-elle faire pour soutenir son alliée litua-nienne ? Et dans cette affaire, la politique russe ne viserait-elle pas en premier lieu à mettre les deux petites républiques baltiques à la merci de leurs voisines ?

Raymond Poincaré

Raymond Poincaré

Le 22 février, accompagné par son collègue letton Grosvalds, Pusta rend visite à Raymond Poincaré, président du conseil des ministres, et lui fait part de l’inquiétude des gouvernements de Tallinn et de Riga à la suite de la publication de l’article du Temps, qui laisse entendre assez clairement que la France se sent moins concernée que le Royaume-Uni par ce qui se passe en mer Baltique. L’Estonie et la Lettonie sont directement intéressées à ce qu’une solution durable soit enfin trouvée à la déplorable querelle qui oppose la Lituanie à la Pologne. Toutes deux pensent qu’une médiation commune de la France et de la Russie, sous l’égide de la Société des Nations, serait de beaucoup le moyen le plus sûr de sortir de la crise où l’on risque de se retrouver d’ici peu.

Il faut dire que l’idée d’une reprise des relations avec la Russie des Soviets continue de faire son chemin. Elle réapparaît en 1923 après la conférence qui s’est tenue à Lausanne depuis le 21 novembre 1922, qui n’aboutira à la signature d’un traité de paix avec la Turquie que le 24 juillet de l’année suivante. Ce nouveau traité a été rendu nécessaire par la révolution kémaliste qui a rejeté le traité que les Alliés voulaient imposer à la Turquie à Sèvres, le 10 août 1920, et entraîné une nouvelle conflagration en Méditerranée orientale. L’Estonie n’y a pas pris part directement, n’ayant pas été en guerre avec l’empire ottoman, mais Pusta s’y est rendu à deux reprises en qualité d’observateur afin de profiter du grand rassemblement d’hommes d’État que cette conférence suscitait. Il s’agissait pour lui de montrer que son pays existait, qu’il s’intéressait à tout ce qui touche à la paix en Europe et qu’il entendait prendre part aux événements qui se déroulaient sur le continent, même lorsqu’il n’y était pas directement impliqué. Dès cette époque, Pusta se comporte en défenseur de la solidarité entre toutes les nations de l’Europe, en partisan déterminé de leur coopération pacifique. Il croit en la S.D.N., ou, plus exactement, il espère qu’elle contribuera avec le temps à changer des habitudes et des antagonismes séculaires, pour peu que les peuples et leurs dirigeants sachent se libérer de préjugés aussi anciens que leur histoire. Il pense que cela est sans doute plus facile pour un peuple ayant nouvellement accédé à l’indépendance comme le sien, que pour des peuples plus anciens, chez lesquels les guerres qui les ont si longtemps opposés les uns aux autres ont engendré des réflexes de méfiance, de haine et d’incompréhension.

Son entrevue avec Poincaré en compagnie de Grosvalds n’ayant pas vraiment répondu à son attente, il décide d’aller voir le président Millerand. Ce dernier lui avait dit, en effet, quand il lui avait remis ses lettres de créance, qu’il le recevrait toujours volontiers personnellement pour discuter avec lui des problèmes d’actualité. Pusta savait qu’il pouvait user de cette facilité, car le chef de l’État français lui avait donné des preuves de la sincérité de ses sentiments amicaux envers son pays et envers lui-même.

Il se présente donc au palais de l’Élysée le 9 mars au matin à l’audience du Président et commence par lui rappeler que les relations franco-estoniennes, tant culturelles qu’économiques, se sont remarquablement développées au cours des deux dernières années. Un lycée français a été ouvert à Tallinn, un Institut culturel et scientifique à Tartu, des universitaires et des étudiants, des officiers, des chercheurs estoniens viennent en France, toujours en plus grand nombre, pour s’y perfectionner, des hommes d’affaires et des entrepreneurs pour donner un nouvel essor aux échanges commerciaux, une association France-Estonie a été créée sous la présidence du sénateur Georges Raynald, un accord commercial a été signé qui donne déjà de bons résultats, à la satisfaction des deux parties, cependant qu’à la Société des Nations et dans les conférences internationales, les délégations de la France et de l’Estonie ont souvent agi ensemble en toute confiance. Enfin, sur le plan politique, le ministre estonien constate que la France n’a pas modifié les sentiments de bienveillance qu’elle a toujours manifestés envers les pays baltiques et que le gouvernement français est disposé à en apporter la confirmation à tout instant. En ce qui concerne le rétablissement des relations diplomatiques de la France avec la Russie, alors que l’Estonie a depuis deux ans fait la paix avec elle, le Président l’assure que l’Estonie, compte tenu de son passé historique et du problème majeur que lui pose un voisinage toujours plus ou moins menaçant, a eu tout à fait raison d’agir comme elle l’a fait. Quant à la France, les relations, rompues du fait de la prise du pouvoir par les Bolcheviks, seront rétablies dès que cela sera souhaitable et possible, en étroite liaison avec l’Angleterre, l’Italie et les États-Unis.

Henri Jaspar

Henri Jaspar

Entre ses audiences chez Poincaré et chez Millerand, Pusta va passer quelques jours en Belgique, où il est accrédité en qualité de chargé d’affaires, pour y rencontrer Henri Jaspar, député catholique et, depuis 1920, ministre des Affaires Étrangères. Ce dernier, pour tenir compte des capitaux très importants qui ont été placés dans les entreprises russes par les banques de son pays, estime que son gouvernement doit les aider à recouvrer au moins en partie les sommes investies. C’est pourquoi il cherche à renouer des relations avec Moscou, même s’il ne se fait guère d’illusions sur les chances éventuelles de remboursement. En ce qui concerne la querelle polono-lituanienne au sujet de Wilno, la Belgique souhaite vivement contribuer à lui trouver une solution dans le cadre de la Société des Nations, dont l’autorité doit désormais toujours prévaloir sur les prétentions nationalistes, source déplorable de conflits entre les nations.

C’est le même son de cloche qu’il entend chez Paul Hymans, l’ancien ministre des Affaires Étrangères, qui le reçoit amicalement à son domicile. Lui aussi regrette la politique chauvine des Polonais vis-à-vis des Lituaniens, qui est à l’origine de l’attitude agressive de ces derniers envers la Pologne. Il redoute de voir ce conflit dégénérer, au seul profit de la Russie soviétique.

Peu de temps après, de chargé d’affaires qu’il était jusque-là, Pusta est promu ministre plénipotentiaire près la cour de Belgique, ce qui l’amène à faire la connaissance du roi Albert Ier à l’occasion de la remise de ses lettres de créance. La cérémonie est encore plus simple qu’à Rome. En revanche, le roi des Belges est beaucoup plus amical et chaleureux que Victor-Emmanuel III. La conversation se prolonge et Pusta sent bien que le roi ne l’interroge pas uniquement par politesse. Il porte un très réel intérêtà ce petit pays du Nord qu’ilcompare au sien, comme Paul Hymans l’avait fait quelques années plus tôt, lors de leur première rencontre à Genève. Il mesure à quel point l’Estonie est fragile face à son énorme voisin russe, tout comme la Belgique le fut en 1914 face à l’Allemagne.

Pusta va voir aussi l’ambassadeur de France, Maurice Herbette, frère de son excellent ami Jean Herbette, directeur du Temps, de retour de Berlin où il a rencontré Čičerin. Ce dernier a confié à Herbette son intention de transformer les légations soviétiques dans chacune des républiques baltique en simples consulats généraux. Pusta juge qu’il s’agit là d’une fanfaronnade qui n’aura vraisemblablement aucune suite.

Depuis janvier 1923, l’ambassadeur qui avait été nommé à Paris par le gouvernement Kerenskij, Maklarov, n’est plus invité aux dîners de gala de l’Élysée, mais seulement à la réception qui les suit dans les salons du palais. Pusta y voit le signe avant-coureur d’une prochaine fermeture de l’ambassade, laquelle au demeurant n’a plus de raison d’être. Ce n’est cependant que presque trois ans plus tard, en décembre 1925, que son successeur soviétique, le trotskyste bulgare Kristjan Georgevič Rakovskij, personnage débraillé, coiffé d’une casquette d’ouvrier, arrivera à Paris d’un air triomphant, sans se douter qu’il finira, treize ans après, dans un bagne du goulag stalinien.

En attendant de rencontrer ce singulier diplomate aux allures de militant cégétiste, Pusta poursuit sa campagne pour faire connaître sa petite patrie. Il publie quelquefois des articles, fait des communications à l’académie diplomatique internationale ou prononce des conférences, comme par exemple le 7 mai 1923 à Boulogne devant le Comité national d’études sociales et politiques. En même temps, il ne manque pratiquement aucune session plénière de la S.D.N., ni aucune des séances de commissions, et il assiste toujours aux conférences annexes traitant de questions juridiques, économiques, ou techniques. Il est même élu à l’une des vice-présidences de la session de l’automne 1923, élection en laquelle il voit avec raison tout à la fois un hommage à son assiduité et un témoignage d’amitié envers son peuple.

Au cours de l’été, alors qu’il est revenu au pays pour y passer quelques semaines de vacances, il est prié par Jaan Tõnisson de passer le voir. Celui-ci l’informe de ce que, dans les milieux parlementaires et singulièrement au sein du parti populaire (rahvaerakond), on souhaite lui confier prochainement le portefeuille des Affaires Étrangères. Il répond à Tõnisson que, cette fois-ci encore, il doute que cela puisse se faire, car il lui faudrait alors abandonner son poste à Paris. Le projet n’est, selon lui, réalisable que s’il peut continuer en même temps de garder la haute main sur les relations avec la France et, bien entendu, à la condition que le cabinet que se propose de constituer le Dr Franz Akel obtienne l’assentiment de l’assemblée nationale. La proposition qui lui est faite est indéniablement flatteuse, mais il faut que sa lettre de nomination, signée du chef de l’État (Riigivanem), ne comporte pas son rappel. Le gouvernement français sera seulement prévenu que, tout en assumant la responsabilité du ministère estonien des Affaires Étrangères, Pusta n’est pas relevé de son poste de ministre plénipotentiaire à Paris, mais seulement suppléé, pour le temps où il devra séjourner à Tallinn, par un chargé d’affaires. Et puisque le Dr Johan Leppik, qui était jusqu’à une date récente son conseiller et adjoint, est à présent ministre plénipotentiaire en Pologne, c’est le successeur de Leppik à la légation, le conseiller August Schmidt-Torma, qui assurera l’intérim.

À son retour de vacances, Pusta va en informer personnellement le président du conseil Edouard Herriot, qui déclare pleine de sagesse la décision du diplomate estonien et de son gouvernement de ne pas lâcher la proie pour l’ombre. « Les fonctions de ministre ne sont pas éternelles », lui dit-il, « vous nous reviendrez un jour ».

En novembre 1923, lasses d’attendre une impossible transaction entre Polonais et Lituaniens au sujet de Vilnius, la Lettonie et l’Estonie décident de signer bilatéralement un traité de défense mutuelle qui vise à mieux garantir leur sécurité extérieure. En s’engageant l’une envers l’autre à se porter secours en cas où elles seraient l’objet d’une agression étrangère, d’où qu’elle vienne, elles espèrent que, démontrant le mouvement en marchant, elles finiront par obtenir l’adhésion de la Lituanie au traité et pourront ainsi constituer une solide alliance défensive à trois. Le traité de défense mutuelle vient en complément, comme sa suite logique, de l’accord conclu le 17 mars précédent, à Varsovie, entre les trois pays baltiques, la Pologne et la Finlande, aux termes duquel les signataires ont confirmé solennellement l’ensemble des traités de paix conclus séparément par chacun d’eux avec la Russie.

1924

Enfin, le 6 juin 1924, comme il en a été convenu, Pusta est nommé ministre des Affaires Étrangères dans le cabinet que Franz Akel dirige, en remplacement d’Otto Strandman, qui prend le portefeuille des finances.

Soumis au vote de l’Assemblée nationale, le nouveau gouverne-ment est investi par tous les partis du Centre, les paysans et les sociaux-démocrates s’abstenant. Seuls les trois députés communistes ont voté contre.

Louis Villecourt

Louis Villecourt

Pusta s’installe sur la colline de Toompea, où sont la plupart des grandes administrations. Parmi ses collaborateurs, il a amené de Paris Louis Villecourt, dont il fait aussitôt le chef de son secrétariat particulier. Le jeune Français se révèle vite indispensable pour toute la correspondance diplomatique qui, en ce temps-là, se faisait uniquement en langue française. En même temps, il affiche son vif désir de se mettre à l’étude de l’estonien, puisque les circonstances de la vie ont lié son destin à celui de l’Estonie. Son chef n’a aucun mal à lui procurer une préceptrice tout à fait qualifiée en la personne de Meeta Janno, laquelle deviendra bientôt son épouse.

Ainsi, Karel Robert Pusta, déjà ministrable en juillet 1920, est-il maintenant le chef de la diplomatie estonienne, quatre ans plus tard. D’un ministère seulement pressenti à un ministère effectif, il n’a pas perdu son temps. Il a œuvré sans relâche au service de son pays pour lui assurer sa place, pleine et entière, au sein de l’Europe et du monde. Il a bien mérité l’insigne honneur qui lui est fait.

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Archive des ministères des Affaires Étrangères de France et d’Estonie.