Au moment de la Révolution de février 1917, une grande partie du territoire estonien actuel appartenait à la province d’Estonie (Estljand gubernja) de l’empire russe. Le gouvernement provisoire issu de la Révolution ajouta à cette province d’Estonie ou Estlande de nombreux territoires, majoritairement peuplés d’Estoniens. Il s’agissait des régions de Tartu, Võru, Viljandi et Pärnu ainsi que de l’île de Saaremaa. Parallèlement, les habitants de la ville de Narva, alors comprise dans le district de Petrograd, demandèrent et obtinrent leur rattachement à la province estonienne en décembre 1917. La province d’Estonie forma la base de la république indépendante d’Estonie. À la faveur des accords germano-russes de Brest-Litovsk (février 1918), les troupes russes quittèrent la province estonienne. Ce retrait fut bref : après la défaite allemande et la dénonciation des accords de Brest-Litovsk, l’Armée rouge occupa à nouveau l’Estonie. Cette nouvelle occupation n’alla pas sans l’opposition du gouvernement estonien “bourgeois” et des russes blancs qui poussèrent l’Armée rouge hors du territoire . Face à cette pression, le Conseil des Commissaires du peuple reconnut, le 7 décembre 1918, l’indépendance de l’Estonie. Cette déclaration entraîna la cessation des affrontements et l’ouverture d’une conférence bilatérale sur la paix. Réunie à Tartu le 31 décembre 1919 la conférence s’attela particulièrement au problème des frontières entre la Russie et la république indépendante d’Estonie. Les diplomates retinrent comme base de négociation les positions occupées par les forces estoniennes au moment de la signature de l’armistice. Ces négociations regroupaient deux délégations : cinq diplomates estoniens (Jaan Poska, Ants Piip, Mait Puuman, Julius Seljamaa, membres de l’Assemblée constituante, et Jaan Soots, général en chef de l’armée) et deux représentants du Conseil des Commissaires du peuple de l’URSS (Adolphe Abramovitch Joffe, membre du Comité central exécutif du Soviet des travailleurs, des paysans, des soldats de l’Armée rouge et des cosaques, et Isidor Emmanuelovitch Goukovski, membre du collège du Commissariat au peuple du contrôle d’État).
Les dispositions du traité de paix de Tartu
Le traité de paix de Tartu, conclu le 2 février 1920, reconnaissait expressément, dans son article 2, l’indépendance de l’Estonie : la Russie reconnaît le droit des peuples à l’autodétermination, le droit de se séparer de l’État auquel ils appartenaient précédemment et reconnaît sans réserve la souveraineté et l’indépendance de l’État estonien. De plus, l’article stipule que la Russie renonce volontairement et pour toujours à tous les droits de souveraineté dont disposait antérieurement la Russie sur le peuple et le territoire estoniens, en vertu de la situation légale passée et des traités internationaux qui perdent par conséquent leur force. Pour la première fois de son histoire, l’Estonie devenait un État indépendant.
L’article 3 décrivait de manière très détaillée le tracé de la frontière : la rive orientale de la rivière Narva, notamment la ville d’Ivangorod (Jaanilinn en estonien) à l’est du pays, était transférée à l’Estonie, ainsi qu’une partie du district de Petseri (au sud-est du pays). L’Estonie accroissait ainsi son territoire de 1000 km2 et d’environ 50 000 personnes.
La démarcation de la frontière incombait à une commission mixte spéciale composée d’un nombre égal de personnes de chacun des deux pays. Dans la mise en œuvre du processus de démarcation, la Commission mixte devait décider de la localisation des villages habités se trouvant sur le passage de la frontière, et ce, en accord avec les données ethnographiques et les considérations économiques et agricoles. De même, l’article réglementait le statut des îles situées sur le lac Peipsi et sur la partie orientale de la Narva traversant le territoire estonien. Ces îles étaient considérées comme militairement neutres jusqu’au 1er janvier 1922. Aux termes de l’article 3.2, l’Estonie s’engageait à ne pas déployer de troupes dans les zones neutres, sauf celles qui étaient nécessaires aux obligations frontalières et au maintien de l’ordre, ces exceptions limitées étant soigneusement énumérées dans l’article. En outre, Tallinn acceptait de ne pas construire de fortifications ni de postes d’observation dans ces mêmes zones, de ne pas y établir de réserves militaires ni d’y engranger du matériel de guerre. De son côté, la Russie s’engageait à ne pas maintenir de troupes (sauf celles nécessaires aux obligations frontalières et au maintien de l’ordre) dans la région de Pskov, à l’ouest d’une ligne allant de la rive droite de la frontière occidentale de l’estuaire de la Velikaia au village de Shalki. Cette disposition était valable jusqu’au 1er janvier 1922. Enfin, les deux parties s’engageaient à ne pas déployer de vaisseaux armés sur les lacs Peipsi et Pskov. Ces lacs étant de facto soumis à la neutralité.
De plus, l’accord prévoyait, outre la démilitarisation des régions frontalières (article 7), l’abandon par la Russie de toute réparation financière (cette disposition concernait particulièrement l’indemnisation des avoirs des propriétaires russes en Estonie), la rétrocession par Moscou de la réserve d’or estonienne (d’une valeur de quinze millions de roubles), la rétrocession du patrimoine estonien déplacé (il s’agit essentiellement, selon la définition donnée par l’article 12 du traité, des biens appartenant à l’université de Tartu, tels des ouvrages, dossiers et autres objets d’intérêt historique ou scientifique pour l’Estonie) et la levée des dettes estoniennes. Les deux parties renonçaient mutuellement à toute réparation pour les dommages de guerre. En échange des concessions russes, l’Estonie s’engageait à ne pas servir de base à des actions hostiles contre la Russie (article 7.1). Cette clause semblait donc induire une certaine neutralité de l’Estonie. Au moment de l’échange des ratifications, les parties contractantes prirent l’engagement de se fournir un relevé précis des stocks militaires, de l’état des forces non gouvernementales et de l’armement de chacun des signataires.
Outre ces dispositions techniques militaires, le traité de Tartu s’intéressait aux russophones d’Estonie. L’article 4 du traité permettait, et ce pendant un an après sa ratification, aux personnes d’origine non-estonienne résidant en Estonie et âgées de plus de 18 ans, de demander la nationalité russe. Les personnes concernées devaient quitter le territoire estonien dans un délai d’un an après avoir opté pour la nationalité russe. La naturalisation russe n’entraînait pas la perte de leurs biens. De même, les personnes d’origine estonienne résidant sur le territoire russe touché par les modifications frontalières bénéficiaient des mêmes conditions pour choisir la citoyenneté estonienne. Enfin, le traité de paix comprenait des dispositions relatives aux relations diplomatiques, consulaires (article 15) et économiques (article 16). L’échange des ratifications à Moscou conféra au traité force obligatoire.
L’importance des concessions russes à la conférence de Tartu (renonciation à des réparations, rétrocession des avoirs estoniens, modifications territoriales) donnait au traité un caractère temporaire : le retour de la paix aux frontières extérieures de la Russie permettait au gouvernement de stabiliser la situation interne du pays en proie à la guerre civile. Pour la Russie, le traité s’apparentait plus à un répit qu’à un véritable accord sur la frontière commune. Néanmoins, le traité de Tartu devait revêtir après le rétablissement de l’indépendance, en 1991, une importance primordiale, dans la mesure où il était l’unique document bilatéral valable attestant de la délimitation des frontières entre l’Estonie souveraine et l’Union soviétique.
Le traité de 1932 et les modifications frontalières consécutives à l’annexion
Toujours en vue de garantir la sécurité russe, le commissaire du peuple aux Affaires étrangères, M. Litvinov, et le diplomate estonien J. Seljamaa signèrent, le 4 mai 1932, un traité de non-agression et de résolution pacifique des conflits. L’article 1 garantissait l’inviolabilité mutuelle des frontières entre les deux pays, telles que définies par le traité de Tartu. Cet article semblait confirmer les dispositions du traité de Tartu. Mais la fortification du côté russe de la frontière et le déplacement des populations frontalières, au moment même de la signature du traité de non-agression, laissaient planer le doute quant à la réalité des engagements supposés par ce traité : l’accord de non-agression et de résolution pacifique des conflits n’empêcha pas, quelques années plus tard, en juin 1940, l’annexion de l’Estonie par l’URSS.
L’officialisation du rattachement territorial de l’Estonie à l’URSS ne fut pas concomitante à l’annexion. Il fallut attendre le départ des troupes allemandes, en 1944, et un décret du Présidium du Soviet suprême de l’URSS, le 24 novembre 1944. Par ce décret, Moscou rattacha à son territoire les régions du Setumaa (englobant la ville de Petseri, au sud-est du pays), de Narva au nord-est et le lac Peipsi, soit 5% de la superficie de l’Estonie (2334 km2) et 6% de la population totale (environ 75 000 personnes). Le rattachement n’alla pas sans contestation : les habitants de Petseri signèrent le 17 décembre 1944 une pétition en faveur du maintien de la région en Estonie, adressée au Soviet suprême de la RSS d’Estonie. Les signataires de cette pétition revendiquaient leur appartenance ancestrale à la nation estonienne et leur désir d’y rester. De plus, le rattachement de Petseri à la république de Russie s’effectuait en violation du traité de Tartu (article 3) qui l’avait placée sous souveraineté estonienne. Pour l’historien estonien Edgar Mattisen, le comportement illégal de l’Union soviétique s’explique par son exclusion de la Société des Nations en 1939, à la suite de l’agression contre la Finlande. L’URSS s’estimait alors libérée des règlements internationaux. Le grignotage territorial se poursuivit en janvier 1947, date à laquelle le Soviet suprême de la RSS de Russie assuma le contrôle juridictionnel des districts de Narva et de Petseri. Enfin, 700 km2 supplémentaires furent pris au territoire estonien en 1953.
Ce bref aperçu historique est extrait d’un article plus complet paru dans la revue Études finno-ougriennes, tome 33, année 2001.