Image de couverture: Jüri Arrak, Karoona, EKM j 31716 M 5970, Eesti Kunstimuuseum SA, http://www.muis.ee/museaalView/248542
Le koroona (en estonien) ou novuss (en letton), variante balte du carrom indien, est peu connu en France. À l’occasion de l’achat par France-Estonie d’un plateau de koroona, nous vous proposons de revenir sur l’histoire de ce jeu très populaire dans la deuxième moitié du XXᵉ siècle. Nous vous proposons également des règles traduites en français, ainsi que quelques explications pour y jouer : RÈGLES DU KOROONA
Le koroona est un jeu de plateau, joué sur une surface carrée et plane d’environ 1,10 mètre de large (la taille peut varier). Il faut faire rentrer avant son adversaire les palets de sa couleur dans les quatre trous disposés à chaque angle. Le joueur propulse un palet plus grand que les autres avec sa quille pour faire tomber les petits palets dans les trous. On retrouve les palets plats du carrom, mais propulsés avec des quilles comme au billard.
L’arrivée du koroona
La façon dont le koroona est arrivé dans les pays baltes n’est pas extrêmement claire, et plusieurs récits coexistent. Selon le plus vraisemblable, des marins auraient aperçu ce jeu dans des pubs en Angleterre, en auraient pris les mesures et, séduits, l’auraient fait reproduire en rentrant chez eux. D’autres explications y voient une adaptation du billard aux conditions de la marine : la forme des palets permet de les utiliser sur un bateau, ce qui n’était pas le cas d’un billard classique dont les boules ne pouvaient rester en position. Pour cette raison, le koroona est parfois appelé “billard balte” ou “billard des mers”. Quelle que soit son origine exacte, le jeu apparaît dans les années 1925-1926 dans les villes des états baltes.
À Tallinn, la fabrique de menuiserie Luther devient rapidement un producteur incontournable de tables de koroona. Certaines sont encore conservées aujourd’hui (voir ci-dessous), avec leurs palets et leurs quilles.
Les règles sont d’abord écrites dans de petits fascicules produits par les fabricants et fournis avec le plateau de jeu. En 1930 est publié à Tallinn un premier manuel intitulé Korona õpetus (l’orthographe de l’époque ne comptait qu’un seul o) qui précise les règles et le format de la table, tout en dispensant des conseils stratégiques et en suggérant des mécanismes de tournoi (poules, tableaux, etc).
Quelques documents historiques témoignent de l’engouement que ce nouveau jeu suscite alors. Le musée national d’Estonie conserve ainsi une photographie (reproduite ci-contre) d’une famille jouant au koroona en 1930, accompagnée d’un témoignage sur les efforts qu’il avait fallu consentir pour faire rentrer le plateau dans l’appartement :
Un nouveau jeu de koroona avait été apporté et la table ne rentrait que dans l’entrée de l’appartement. Sur la photo, Oskar Kents, qui sait déjà jouer à ce jeu, apprend à ses neveux Paul et Ilmar à y jouer. L’aîné des frères travaille déjà à Kuressaare. Mais ce jeu n’était pas approprié à Helm Kents, qui était une femme. Helm Kents m’a elle-même raconté qu’une table de koroona avait été apportée dans l’entrée et qu’il y avait même eu une dispute parce que la maman ne pouvait pas passer derrière les garçons pour faire chauffer le poêle. De plus, lorsque le jeu battait son plein, on ne pouvait pas entrer dans la salle de bain où il y avait la baignoire et les toilettes. (Eesti Rahva Muuseum)
À cette époque de relative légèreté, le jeu se diffuse rapidement en Estonie, comme en témoigne cette photo de la plage de Pirita, près de Tallinn, où les tables de koroona s’alignent en rangs serrés.
L’âge d’or
À l’époque soviétique, le koroona se répand largement dans les pays baltes, en partie par l’intermédiaire des écoles, des associations culturelles ou des organisations de jeunesse, qui y voient un sport simple à pratiquer. Les archives folkloriques ont rassemblé une collection de témoignages sur les jeux d’enfant au XXe siècle. Le koroona y est bien sûr mentionné. En voici un extrait qui témoigne du rôle des écoles :
[L’hiver] à l’école, il fallait marcher en rond dans le couloir pendant les pauses, même si la salle était chauffée. L’hiver, à la pause, les grands garçons jouaient au koroona ou au tennis de table. Les plus petits jouaient à « pitti », des jeux de ronde, ou grimpaient simplement aux échelles de gymnastique. (Anne, née en 1955)
Les organisations de jeunesse disposaient également de tables de koroona, avec l’espoir d’attirer les jeunes ainsi. Elles organisaient également de grands tournois :
Pendant les années rouges de 1940-41, le nouveau pouvoir confisqua les espaces jusqu’alors aux mains de la paroisse baptiste d’un bâtiment à un étage situé à l’angle de l’avenue de la Gare et de la route de Haapsalu, et on ouvrit au rez-de-chaussée une maison de la jeunesse. Il y avait là une (ou des?) table de koroona, une table de ping-pong, des jeux de dames, d’échecs, de domino, et des jeux de société. Aux murs des slogans et du papier-peint. La possibilité de passer du temps ensemble le soir attira bien sûr des jeunes, surtout des garçons. On atteignit un tel niveau au koroona, que celui qui avait le droit de commencer parvenait à débarrasser la table de tous les palets ! C’était un jeu trop simple, et on l’oublia. (Hillar, né en 1927)
La dimension sociale du koroona ne doit pas être négligée, c’est d’ailleurs celle qui transparaît le plus dans les archives photographiques. Les soldats, des pompiers (voir ci-dessus), des travailleurs posent fréquemment autour d’une table dont l’on devine qu’elle sert à occuper les temps morts de la journée. Une photographie de propagande de 1940 (ci-dessous) met ainsi en scène des travailleurs profitant de leur pause pour jouer au koroona… sous le regard attentif de Staline.
Les témoignages consacrés au koroona suggèrent cependant que le jeu n’était qu’une occupation de vacances ou une activité d’adolescent désœuvré, que l’on oubliait bien vite en grandissant, dès qu’à force d’entraînement il devenait trop simple de gagner :
En grandissant, nous ne jouions qu’aux échecs, aux dames, au koroona et au volley. Puis, les filles sont venues jouer avec nous, et c’en était fini des jeux. (Tiit, né en 1938)
Les familles qui possédaient un koroona étaient sans doute peu nombreuses. C’était un jeu pratiqué lors d’évènements publics ou chez ceux qui en possédaient un :
Tout cela fit, qu’au fil des ans, les occasions de jouer disparurent. Ce n’est que plus tard, après la naissance de mon fils, qu’il devint possible de jouer avec lui, mais c’était plus ou moins les mêmes jeux que l’on avait pu pratiquer nous-mêmes dans notre jeunesse. Parfois, lorsqu’on rendait visite à des parents ou lors d’évènements conviviaux, on a pu jouer au koroona ou au billard, si l’on avait des tables [de koroona ou de billard] à disposition. (Raivo, né en 1946)
Le koroona aujourd’hui
À l’effondrement du monde soviétique, un certain nombre d’organisations de jeunesse, de rassemblements annuels ou de groupements sportifs qui faisaient partie intégrante de l’organisation sociale ont été abandonnés et ont périclité. Le koroona fait très certainement partie des victimes collatérales de cette rapide réorganisation des structures intermédiaires de la société. L’un des témoignages collectés par les archives estoniennes évoque avec nostalgie le changement d’habitudes au début du vingt-et-unième siècle :
J’ai le sentiment qu’en un sens, la vie des enfants d’aujourd’hui est bien plus pauvre. Ils ont si peu de contacts directs et de jeux entre eux. Ils sont éternellement assis devant leur ordinateur, en permanence avec leur « laptop », où qu’ils aillent. Enfin, peut-être que c’est normal à notre époque, l’essentiel c’est qu’ils soient satisfaits. Mais l’été, quand ils viennent tous à la campagne (je vis sur la belle rive du lac Peïpous), les demi-frères et la sœur de mon petit-fils, Tanel, et l’oncle Sven, alors ils jouent : au koroona, au tennis de table, aux fléchettes, au basket, au foot, il tirent à la carabine à air comprimé, etc. (Ülle-Reet, née en 1942)
Alors que le jeu était extrêmement répandu dans les années 80, il n’est plus pratiqué que dans un nombre limité de clubs. Toutefois, des tournois continuent d’être organisés chaque année en Estonie et en Lettonie ainsi qu’à l’étranger. S’il n’est pas sur le point de disparaître, il n’est plus dans une phase d’expansion.
En 2019, un partenariat européen entre quatre clubs de koroona a obtenu un financement du programme Erasmus+ pour la période 2020-2024 a hauteur de 60 000 €. L’objectif est de diffuser le koroona à l’échelle du continent et d’encourager la coopération internationale. Ce financement a permis la mise en place d’un nouveau site dédié au projet (https://www.novuss-sport.org) qui relaie également l’actualité du koroona. On y trouve aussi les règles officielles traduites en plusieurs langues (y compris le français). Celles-ci sont cependant peu accessibles aux débutants et sont principalement destinées à l’organisation de compétitions.
La FINSO (Federation International of Novuss Sport Organisations) regroupe aujourd’hui huit fédérations (Estonie, Lettonie, Lituanie, États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Pologne, Finlande). Le statut de la Fédération russe n’est pas entièrement clair. Une petite fédération basque existe également avec un statut de candidat. On ne s’étonnera cependant pas que les diasporas des pays baltes jouent un rôle très important dans certaines de ces fédérations. Le site de la fédération de Grande Bretagne n’est par exemple pas traduit en anglais.
Le koroona n’échappe pas à l’actualité internationale. Suite à l’invasion de l’Ukraine, la FINSO a publié les 25 et 27 juillet 2022 une première série de mesures visant à limiter la participation des joueurs russes et biélorusses aux compétitions officielles. Cette première annonce faisait suite à un mouvement général survenu en juin dans les fédérations sportives européennes et internationales. Peu de temps après, un grand-maître russe en conflit avec la fédération internationale perdait son titre. Cependant, le 30 novembre 2022, un communiqué annonçait que la fédération ukrainienne se retirait de la FINSO. Bien que les motifs de cette décision ne soient pas explicitement mentionnés, il est probable que la fédération ukrainienne ait choisi de se retirer en raison de l’absence de sanctions suffisamment claires contre les fédérations russes et biélorusses. Le 23 mai 2023, une réunion du directoire de la FINSO a enfin annoncé exclure les joueurs russes et biélorusses des compétitions jusqu’à nouvel ordre.
Où pratiquer le koroona ?
L’association France-Estonie a fait l’acquisition d’un plateau destiné à présenter le jeu. Une première séance d’initiation a ainsi eu lieu au printemps 2024. Le principal mérite du koroona est son accessibilité. C’est un sport qui peut être pratiqué par n’importe qui, y compris en handisport ou avec des enfants. Il n’exige pas de condition physique particulière et est relativement simple à assimiler. Seul le transport du matériel peut se révéler complexe. Les tables de koroona sont très répandues dans les pays baltes, mais il peut être difficile de se procurer un plateau neuf en France. Quelques clubs allemands proposent des plateaux à la vente, et vous pourrez également en trouver sur divers sites lituaniens, lettons ou estoniens. La patience est de mise : les délais d’expédition montent à plusieurs semaines. On trouve sur internet la trace de quelques clubs français, mais tous semblent aujourd’hui en dormance.