L’apparition d’un État estonien indépendant, en 1918, ouvrit de nouvelles perspectives au développement des relations culturelles franco-estoniennes. Un certain nombre d’organisations nouvelles prirent en main la diffusion du français et de la culture française. Compte tenu de la concentration de ces organisations à Tallinn, l’existence, dans la ville universitaire, de l’Institut scientifique français de Tartu a revêtu une importance particulière pour la diffusion de la science et de la culture françaises parmi les universitaires et les intellectuels estoniens.
L’idée de fonder un institut est venue de Ludvig Puusepp, neurochirurgien de réputation internationale. Dès le début de 1921, il avait envisagé de fonder à Tartu une institution capable de servir de relais à la culture française et de faire connaître aux chercheurs et aux intellectuels les apports français en matière scientifique. Il espérait ainsi éviter un développement trop unilatéral de la culture estonienne, dû au poids de la culture allemande alors dominante. Les négociations menées en décembre 1921 et en janvier 1922 avec l’ambassadeur de France, M. Gilbert, portèrent leurs fruits. L’ambassadeur exprima son accord sur la création de l’Institut français et se montra résolu à aider Puusepp à mettre en œuvre ses propositions. Ce dernier demanda une aide financière pour la fondation de l’Institut et des subventions destinées à financer des bourses et des voyages d’études. Il espérait aussi recevoir des livres français et des enseignants venus de France. Outre l’ambassadeur Gilbert, d’autres Français contribuèrent à la création de l’Institut, notamment le secrétaire général de l’Alliance française, Paul Labbé. Pour sa part, Puusepp rassembla autour de lui tout un groupe d’intellectuels proches de ses idées, lesquels se chargèrent de mettre au point les statuts de l’Institut et les présentèrent aux autorités pour enregistrement. Les statuts furent entérinés début février, mais l’inauguration officielle n’eut lieu que le 27 avril 1922. Les statuts prévoyaient que l’Institut scientifique français de Tartu serait une société scientifique chargée de rapprocher les chercheurs estoniens de la science française sur le terrain purement scientifique, de diffuser les idéaux culturels de la France, d’aborder des questions de nature scientifique et de faire connaître les acquis et les tendances de la science française.
À l’origine, la direction était constituée d’un président, d’un vice-président, d’un secrétaire général, d’un trésorier et d’un bibliothécaire, tous élus pour deux ans parmi les membres de l’association. Par la suite, elle comprit également les présidents des différentes sections. Entre 1922 et 1929, la fonction de président fut exercée par Ludvig Puusepp, remplacé plus tard par Ants Piip. Ont appartenu à la direction des chercheurs et des hommes de culture remarquables, comme les écrivains Gustav Suits et Johannes Semper, le linguiste Andrus Saareste, l’historien de l’art Voldemar Vaga, etc. Une très grande part, sinon la part essentielle, du travail de mise en oeuvre des orientations de l’Institut était assumée par le bibliothécaire, Lucien Rudrauf. L’ambassadeur de France en Estonie avait le titre de président d’honneur. Les seuls salariés étaient un (une) secrétaire et une personne chargée de la maison. L’utilisation des ressources financières était contrôlée par une commission composée de trois membres. Les réunions de la direction et l’assemblée générale étaient présidées par le président. Le secrétaire général assurait la correspondance courante, préparait les rapports et rédigeait les procès-verbaux des réunions. La direction devait se réunir au moins une fois par mois et elle était tenue de convoquer l’assemblée générale au moins deux fois par an. Le quorum de l’assemblée générale était fixé à la moitié des membres présents à Tartu.
Afin d’organiser au mieux le travail scientifique, les membres de l’Institut se regroupaient en sections selon leur spécialité. En 1940, l’Institut comportait des sections d’art et littérature, de linguistique, de droit, de sciences sociales, de médecine, de sciences de la nature et d’enseignement du français. Il existait trois catégories de membres : membres d’honneurs, membres actifs et membres collaborateurs. Les membres d’honneur étaient élus en récompense de services rendus à l’Institut. En 1932, ils étaient au nombre de dix (parmi lesquels les anciens ambassadeurs de France en Estonie). Les membres actifs étaient des diplômés de l’université ou des étudiants de dernière année. Les membres collaborateurs étaient des étudiants, et plus généralement des personnes intéressées par les activités de l’Institut ; ils n’avaient qu’une voix consultative. Les membres actifs et collaborateurs étaient cooptés sur proposition de trois membres de l’Institut, à la majorité simple. Le nombre des membres s’accrut rapidement : en 1938, ils étaient plus de trois cents.
L’Institut scientifique français de Tartu était particulièrement lié à deux autres organisations, l’Alliance française et l’université de Tartu. D’après les statuts, l’Alliance française servait de soutien à l’Institut, mais la nature exacte des relations entre les deux établissements reste à éclaircir. Les statuts indiquent seulement que “les relations avec l’Alliance française sont régies par les paragraphes correspondants des statuts de l’Alliance française (règlement intérieur)”. Paul Labbé eut beau appeler l’Institut “comité de l’Alliance française de Dorpat”, il ne s’agissait nullement d’une section de l’Alliance française, car les objectifs statutaires étaient purement scientifiques ; de plus, parmi les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre, les cours de français aux membres de l’Institut ne figuraient qu’en dernière position. Il était de même constamment souligné que l’Institut était une association fondée par des Estoniens. Quoi qu’il en soit, l’influence de l’Alliance française fut certainement considérable : ce ne saurait être un hasard si le changement de direction s’est fait en 1929, à un moment où Paul Labbé se trouvait à Tartu.
La coopération de l’Institut avec l’université de Tartu a été intense, et ce de la part des deux parties. Les bourses d’études pour l’étranger accordées par l’Institut, de même que les livres et le reste de la documentation ont été des supports, des apports nécessaires au travail d’enseignement et de recherche accompli par l’université. L’Institut comptant parmi ses membres nombre de remarquables universitaires, le travail de recherche dans les sections était intimement mêlé au travail fait à l’université. Il est arrivé que l’université, quand les salles du bâtiment principal étaient insuffisantes à répondre aux besoins, utilise les locaux de l’Institut pour assurer les cours. Pour sa part, l’université avait mis gracieusement à disposition de l’Institut un appartement. Elle lui permettait d’utiliser ses locaux en cas d’initiatives plus importantes et lui accordait aussi un soutien matériel. En cas de liquidation, les biens de l’Institut étaient censés revenir à l’université. Mais, contrairement à d’autres associations analogues, l’Institut n’était pas officiellement rattaché à l’université. Cette question ne sera mise à l’ordre du jour qu’en 1940. Les premiers temps, l’Institut était sis rue Vallikraavi, mais le lieu le plus important pour les activités s’est avéré être l’appartement accordé par l’université, rue Gustav Adolf. Au début de 1937, le sept pièces-cuisine (environ 145 m2) se révéla trop petit, car la bibliothèque et la collection d’art s’étaient développées et le nombre des élèves de français avait constamment augmenté. À partir de l’automne 1938, comme il était question d’abattre la maison où était établi le siège, l’Institut dut changer plusieurs fois de locaux.
Les recettes de l’Institut provenaient essentiellementde subventions accordées par des établissements français et estoniens, des cours de langue et des cotisations. Dans les premiers temps, le ministère français des Affaires étrangères versait 2500 francs par an ; en 1940, la subvention atteignait les 20 000 francs. Les principales dépenses étaient les rémunérations des enseignants, les salaires, les fournitures et les frais d’entretien. Dans le budget de 1940, les recettes et les dépenses s’élevaient à 44576,15 francs. La subvention du ministère français des Affaires étrangères représentait 49% des recettes, et les cours de langue 30%. Le principal poste de dépense était la rémunération des professeurs de langue (40% du total).
Les activités de l’Institut revêtaient trois formes principales : le prêt de livres, l’enseignement du français et l’organisation de manifestations en vue de faire connaître la culture française.
La bibliothèque de l’Institut était d’une grande importance pour la vie culturelle de Tartu : elle permettait de se tenir au courant des acquis et des orientations de la recherche en France. En juin 1940, elle comptait 8268 ouvrages. Le fonds de revues et de journaux représentait plus de 1000 volumes. En 1938, l’Institut recevait 53 périodiques. Les usuels, les oeuvres de valeur et les revues étaient consultables sur place. Les livres étaient prêtés à domicile. Le nombre de lecteurs était d’environ deux cents chaque année. L’Institut avait aussi une précieuse collection de diapositives d’histoire de l’art (près de 5100), une centaine de figures de plâtre et 16 porcelaines de Sèvres. Les collections étaient enrichies conformément aux demandes des facultés et des départements. Elles venaient ainsi compléter de manière indispensable et stimulante les biens appartenant à l’université.
Les cours de français, qui prirent un rythme régulier à partir de 1932, étaient organisés sur un cycle de trois ans. Les groupes étaient petits (15 personnes au maximum). A l’automne 1937 furent créés des groupes de conversation pour les élèves avancés et pour les jeunes (de 10 à 15 ans). L’enseignement du français était placé sous la responsabilité de Lucien Rudrauf. À l’automne 1937, les cours de l’Institut étaient suivis par 206 personnes réparties en 15 groupes. Il est frappant de constater que la proportion d’étudiants de l’université parmi les élèves était assez faible (15 % au printemps 1938).
L’Institut organisait aussi des séances, des soirées, des conférences, des réunions thématiques et d’autres manifestations. Une fois par semaine, les membres se réunissaient pour des “thés”. À partir de 1933, l’accent a été mis sur les conférences en estonien, afin de les ouvrir à un public non francophone. De nombreux chercheurs et intellectuels français sont venus faire des conférences sur leur domaine de spécialité.
Les activités de l’Institut ne se limitaient pas à ces trois domaines. Plusieurs voyages en France ont été organisés (en 1922, 1923, 1925 et 1930). Entre 1930 et 1936, neuf ouvrages ont été publiés sous le nom de l’Institut, parmi lesquels le dictionnaire français-estonien de Louis Villecourt.
Bien que l’Institut ait pu, dès la fin de l’année 1922, ouvrir une salle de lecture et organiser des cours de langue, il n’a pas manqué de rencontrer des obstacles, en raison de l’incompréhension de ses objectifs et de l’hostilité de certains milieux. L’intervention française dans la Ruhr en 1923 avait en effet suscité une vague de propagande allemande, au point que des tracts hostiles à la France avaient été distribués à l’université. Cet événement fit perdre à Rudrauf la moitié de ses élèves.
L’Institut atteignit son apogée dans les années trente, notamment grâce au travail d’organisation accompli par la secrétaire, Kallista Kann (de 1927 à 1935) et aux locaux plus consistants attribués par l’université. Dès lors, l’Institut accorda une attention plus soutenue que précédemment à son rôle de relais culturel et le nombre de personnes intéressés par la langue et la culture françaises augmenta rapidement.
Tout ce travail enthousiaste et fructueux subit un grand coup avec le début de la Seconde Guerre mondiale. Lucien Rudrauf, force motrice de l’Institut, est mobilisé dans l’armée française, et le maintien de rapports avec la France s’avère laborieux. Le nombre de membres et d’élèves diminue. Le coup fatal est infligé par l’annexion soviétique : l’Institut, rattaché entre temps à l’université, est liquidé par le nouveau pouvoir au printemps de 1941. Sa bibliothèque et toutes ses possessions, qui devaient être léguées à la chaire des langues d’Europe occidentale de l’université, disparaissent dans un incendie dans la nuit du 12 au 13 juillet 1941.
Au cours de sa longue période d’activité (19 ans), l’Institut scientifique français de Tartu a rassemblé autour de lui un nombre considérable d’intellectuels et d’universitaires ; il a apporté une contribution essentielle à la diffusion de la culture française et à l’apprentissage du français en Estonie. L’ampleur de ses activités autorise à le considérer comme la plus importante des associations culturelles estoniennes actives dans ce domaine pendant l’entre-deux-guerres.
L’Institut scientifique français a été refondé en 1991.