Au début des années 1950, à la fromagerie d’Audru-Lindi, non loin de Pärnu, un jeune Estonien tentait de retrouver la recette du mythique Roquefort. Il était alors bien loin de se douter que, trois générations plus tard, il recevrait pour son centième anniversaire les félicitations de ses arrière-petites-nièces de Paris, Laïna et Aïna. En ce jour de novembre 2023, en rencontrant pour la première fois mon arrière-grand-oncle Arkadi Kallaste, j’ai eu la grande surprise de le trouver dans une forme éblouissante, alors qu’il avait traversé une bonne partie du XXe siècle et quasiment le premier quart du XXIe.
Tout a commencé par un fromage ! Diplômé de l’école laitière d’Õisu en 1950, Arkadi Kallaste a fait ses débuts dans une laiterie locale, avant d’être nommé directeur à la laiterie de Kavastu-Koosa. Mais pour avoir été enrôlé de force par l’armée allemande en 1943, comme tant d’autres de sa génération, il lui a fallu obtenir une réhabilitation pour pouvoir poursuivre sa carrière. L’avenir s’est éclairci lorsqu’il a trouvé une place de fromager à Audru-Lindi.
Cette fromagerie était la seule d’Estonie à produire un fromage à pâte molle : le dorogobuz, populaire au temps de l’Union soviétique. Mais la petite fromagerie ne se contentait pas de préparer les spécialités locales, elle avait également la grandiose ambition de reproduire le Roquefort. Malheureusement la production n’est pas allée au-delà d’une tonne, en raison de la moisissure répandue dans toute la laiterie. Réussite ou pas, la tentative de reproduire l’un des fromages les plus emblématiques de la douce Prantsusmaa inspire le respect.
Par la suite, Arkadi Kallaste s’est perfectionné auprès du maître fromager Elmar Kütt pour la fabrication d’un fromage suisse à Koonga. En 1961, il est devenu lui-même maître fromager à Uulu, dans une fromagerie qui fabriquait principalement du fromage blanc et du lait caillé. Il a été, en 1965, le premier à produire du cottage cheese en Estonie, comme le rappelle un article paru en 2009 dans le quotidien Õhtuleht.
C’est dans ce même village d’Uulu qu’un samedi de novembre 2023, près de cinquante cousines et cousins se sont rassemblés, venus de toute l’Europe : Islande, France, Royaume-Uni, Allemagne et Suisse ! On pourrait penser qu’à l’étranger, les souvenirs de la culture s’estompent au fil du temps et des générations. La réalité a été tout autre, puisque les retrouvailles se sont accompagnées du sentiment de se connaître depuis toujours. Au-delà de la barrière de la langue et des clivages générationnels, dans une situation où anglais, russe et estonien ricochaient d’une phrase à l’autre et où le membre de la famille le plus jeune commençait tout juste à faire ses premiers pas, ces obstacles ont disparu instantanément.
Pour éclaircir ces liens familiaux, un voyage dans le temps s’impose. Ce sont également deux sœurs, Nina et Helvi Peterson, dont le destin tisse la complexe trame familiale et traverse une grande partie de l’histoire de l’Estonie. L’aînée, Nina, a quitté la terre natale au détour d’une rencontre fortuite avec un jeune comte de la noblesse suédoise, dont les ancêtres ont joué un rôle important en Livonie. La cadette, Helvi, est restée au pays et a été étroitement liée à la famille de Lennart Meri, élu Président de l’Estonie après la dislocation de l’Union soviétique.
À l’orée du XXe siècle, alors que le régime tsariste commence à se fissurer, ébranlé par le Dimanche rouge et la Révolution de 1905, la jeune Nina, née en 1908, grandit à Reval, l’ancien nom allemand de la capitale estonienne. En 1927, elle travaillait en tant que secrétaire de direction trilingue (estonien, allemand, russe) dans une société de commerce maritime lorsqu’elle a croisé pour la première fois un jeune étudiant pétersbourgeois qui venait tout juste de débarquer d’un long périple, entre Shanghaï et Berlin, en passant par Vladivostok. Ironie du sort, Alexis von Adlerberg était lui-même originaire d’Estonie.
Les racines du nom Adlerberg remontent à l’aïeul Erik Rasmusson, dont le petit-fils était Olov Svebilius, évêque du diocèse de Linköping et archevêque d’Uppsala. Celui-ci est connu pour sa traduction, accompagnée d’une explication en suédois, du Petit Catéchisme de Martin Luther. En 1684, ses enfants furent anoblis par le roi de Suède, Charles XI. Lorsque le traité de Nystad fut signé en 1721 entre la couronne suédoise et l’empire russe, le Duché d’Estland revint à ce dernier. Les descendants de l’archevêque se séparèrent en deux branches, dont les chefs de famille obtinrent, pour l’une, le titre de baron accordé en 1810 par le roi Charles XIII et, pour la seconde, le titre de comte accordé par le tsar Nicolas Ier.
Alexis von Adlerberg est un descendant de la seconde branche, arrière-petit-fils de Woldemar von Adlerberg, qui a introduit l’usage du timbre-poste lorsqu’il était à la tête des postes impériales de Russie. À son arrivée en Estonie, le jeune Alexis a trouvé du travail dans l’une des nombreuses chocolateries de la capitale. Pour la petite histoire, les années 1920 et 1930 représentaient l’âge d’or de la confiserie à Tallinn. De nombreux artisans chocolatiers florissaient : Kawe, Ginovker, Brandmann, Klausson, Riola, Kalev et bien d’autres encore. Par quel tour de magie aussi envoûtant que les confiseries de la rue Müürivahe, le destin s’est-il amusé à unir les chemins de Nina et d’Alexis ? Le charme du premier regard — à l’occasion d’un bal, par une froide soirée d’hiver, lorsque les flocons de neige se déposent encore doucement sur les monuments endormis dans la pénombre — demeure un souvenir impalpable que seuls mes arrière-grands-parents garderont intact.
Quant à la plus jeune des deux sœurs, mon arrière-grand-tante Helvi, c’est en 1946 à Koonga, où elle travaillait dans une banque mutualiste de la ville, qu’elle a rencontré à 21 ans le jeune apprenti fromager, mon arrière-grand-oncle Arkadi Kallaste. Ils ont célébré leur mariage en 1949 et ont eu trois filles, Mare, Anne et Tiiu. L’aînée a connu une histoire bien singulière, puisqu’elle a d’abord vécu avec un caricaturiste-journaliste de renom, Ilmar Vaino, puis avec Hindrek Meri, le frère cadet de Lennart Meri. Helvi et Arkadi Kallaste ont eu ensuite cinq petits-enfants : deux sœurs, Liina et Tiina, et trois frères, Andrei, Lex et Allar.
Comme une curieuse coïncidence, l’histoire familiale est jalonnée par plusieurs générations de sœurs. Nina a en effet donné naissance à deux filles, Gunnel et Ingrid, qui ont grandi en France. La famille s’y est installée en 1929, lorsque des contrats de travail ont été proposés à des Estoniens par la Société métallurgique de Knutange, alors que le chômage sévissait dans toute l’Europe. Une génération plus tard, ses arrière-petites-filles, Laïna et Aïna, sont toutes les deux nées à Paris.
L’odyssée franco-estonienne n’est pas encore au bout de ses surprises, mais je me souviendrai toujours de cette célébration émouvante et grandiose en l’honneur d’Arkadi Kallaste, en particulier de la chorale d’Uulu dont les membres sont venus interpréter pour lui des airs folkloriques, airs qu’il connaissait bien, puisqu’il les avait chantés avec eux jusqu’à ses 96 ans !