Il convenait de consacrer un article à ce Voyage à travers le Setomaa (Retk läbi Setomaa, 1913) de Johannes Pääsuke, car il fonde une tradition particulièrement vivace du cinéma estonien, celle du documentaire ethnographique. Il célèbre aussi une région qui demeure encore aujourd’hui, aux côtés des contrées insulaires, l’une des plus renommées du pays pour l’originalité de sa culture et de ses traditions.
Au cours de son histoire déjà plus que centenaire, le documentaire estonien, et plus particulièrement le documentaire ethnographique, a prospéré en bénéficiant d’un double mouvement assez unique en Europe : nombreux sont les anthropologues et folkloristes estoniens qui atteignent un degré de maîtrise de l’outil cinématographique leur conférant de facto le statut de cinéaste, et qui ne répugnent pas à s’essayer à la fiction, et dans l’autre sens, certains cinéastes de fiction, de cinéma expérimental, voire d’animation, se plaisent à arpenter les terres du documentaire ethnographique, ou sinon d’un documentaire centré sur l’humain, souvent à questionnement social mais pas seulement, jusqu’à pratiquer avec constance des aller-et-retour entre les deux très enrichissants pour les deux matières de leur cinéma. C’est par exemple le cas de Sulev Keedus, l’un des trois ou quatre héritiers légitimes d’Andreï Tarkovski.
Avec son Festival du film anthropologique, la ville de Tartu est devenue l’un des pôles mondiaux du film anthropologique et de ce qu’on pourrait plus largement appeler le documentaire de l’humain – puisqu’il est des films qui se situent en dehors des codes du film ethnographique et à la lisière des sciences sociales, de l’ethnologie et du folklore, mais qui se saisissent des mêmes sujets, avec des méthodologies voisines et le même but affiché de témoigner de l’humain – docufiction, ethnofiction, et on pourrait ajouter documentaire expérimental ou parler d’ethnoexpérimentation. La multiplication des catégories, des courants et la porosité des frontières entre les genres témoignent de l’extrême vitalité de cet écosystème du cinéma documentaire. La septentrionale Estonie en est sans doute l’un des fers de lance en Europe, avec les très méridionaux Portugal et Catalogne.
Le Voyage à travers le Setomaa nous amène dans le Sud-Est de l’Estonie, chez le peuple seto dont la langue et les traditions constituent une spécificité culturelle et un îlot particulier au sein des comtés méridionaux du pays, eux-mêmes déjà porteurs d’une identité forte. Les Setos (Setokõsõq en seto, Setud en estonien) sont convertis deux siècles plus tard que les Estoniens, au XVe siècle, et c’est le christianisme orthodoxe qui devient leur religion et le reste jusqu’à aujourd’hui, au contraire des Estoniens qui troquent le catholicisme contre le protestantisme au milieu du XVIe siècle. Une partie de la région seto, autour de Petseri (Petchory), a été arrachée à l’Estonie en 1945 par l’occupant soviétique et demeure à ce jour territoire de la Fédération de Russie, dans l’oblast de Pskov ; c’était pourtant le cœur du comté de Petseri, capitale de la nation seto. C’est maintenant du côté estonien de la frontière que l’on trouve la population seto la plus nombreuse ; si le Petserimaa n’a pas été rétabli – les villages setos sont implantés dans la frange orientale du Põlvamaa et du Võrumaa – les traditions de la communauté continuent à se perpétuer, au carrefour de l’orthodoxie et d’une nostalgie de l’antique paganisme, au point que la contrée a vu se développer un tourisme suscité par la réputation de relatif exotisme – osons le mot – dont jouissent ces confins estoniens auprès de la population du pays. Les pratiques folkloriques en l’honneur de Peko, dieu des champs et des récoltes, ne constituent pas l’une des moindres originalités du patrimoine local. Quant aux festivités estivales, elles culminent le Jour du Royaume, au cours duquel il est procédé à l’élection du vice-roi (ou de la vice-reine) du royaume Seto. Dépouillée de Petseri, dont l’écrasante majorité de la population est en ce début de XXIe siècle russophone, la nation seto peut difficilement revendiquer une capitale en bonne et due forme, car l’habitat rural, extrêmement diffus comme ailleurs en Estonie, ne crée que très peu de villes.
Le seto est une langue fennique à côté du finnois et de l’estonien, comme l’espagnol et le catalan sont des langues romanes sœurs de la nôtre. Un lecteur français saisira mieux le rapport entre les deux grandes aires linguistiques estoniennes – la zone Nord, à qui l’on doit l’estonien standard et la zone Sud-Est, où survivent encore, avec des destins et des réussites diverses, le mulgi, le tarto (au bord de l’extinction), le võro et le seto. Il peut raisonnablement établir quelques comparaisons avec la situation des langues romanes dans son propre pays – avec d’une part une langue nationale, le français, issue des dialectes d’oïl parlés dans les anciennes provinces du Nord et d’autre part plusieurs langues et dialectes issus du domaine d’oc et de l’ensemble occitano-catalan. Au sein du domaine occitan, le gascon possède des traits suffisamment originaux pour être perçu par certains linguistes comme une langue à part jusqu’à s’extraire du domaine occitan ; il en va, grosso modo, pareillement pour le diasystème võro-seto au sein des langues fenniques sud-estoniennes. L’identité du pays seto est donc aussi profonde et légitime que celle revendiquée par nos propres cultures du Sud-Ouest et du Sud-Est français.
Le choix du Setomaa (estonien : Setumaa), région forestière et lacustre moins plate et moins marécageuse que le reste du pays, au particularisme culturel fort (religion, langue, économie rurale), symbolise encore à bien des égards la vivacité et l’excellence des sciences estoniennes du folklore et de l’ethnographie : c’est encore, pour les étudiants et les scientifiques d’aujourd’hui, une terre d’apprentissage et de recherche. Rares sont les spécialistes estoniens de ces disciplines à ne pas avoir marqué une halte ou fait un détour dans la région au cours de leur cursus. À ce titre, le Voyage à travers le Setomaa est un film-étendard de l’art cinématographique et de la science ethnographique estoniens. Allons jusqu’à dire qu’il prophétise les succès et les particularités du documentaire estonien et les réussites des anthropologues de Tartu, sans omettre bien sûr cette habitude d’échanges entre la fiction et le documentaire, puisque l’auteur est également reconnu pour sa comédie, La Chasse à l’ours dans le Pärnumaa, réalisée fin 1913.
Pour Pääsuke, l’exploration du Setomaa s’inscrit aussi dans un rapport personnel avec le Sud-Est estonien – sa famille est originaire de Tarvastu, dans le comté de Viljandi, en pays mulgi et lui-même naît à Tartu, où il apprend le métier de photographe à partir de 1907, dès l’âge de quinze ans. La relation antagonique entre le Sud et le Nord, marquée pour beaucoup d’Estoniens par la rivalité entre Tallinn, capitale économique et politique, et Tartu, haut lieu de culture et capitale universitaire, épouse aussi chez Pääsuke les aventures et les impératifs de sa vie artistique. En effet, la part la plus connue de son œuvre photographique est constituée par les quelque trois cents clichés de son grand périple ethnographique de juin et juillet 1913, qui le mène de Narva à Kuressaare, concrétisation la plus remarquable de sa coopération avec le Musée national estonien (Eesti Rahva Muuseum, sis à Tartu). Mais deux autres grandes séries photographiques viennent s’ajouter à la plus connue : celle de 1908-1913 (Otepää, Helme, Elva, Viljandi, Karksi, Räpina, Tarvastu… et déjà le pays seto) et celle d’avril-juillet 1914, où il travaille sous la direction de l’historien de l’art Friedrich von Stryk à une entreprise de recensement et d’étude du patrimoine architectural de Tartu. Le réalisateur obéit au même va-et-vient entre Sud et Nord : sur neuf films conservés, cinq sont consacrés exclusivement au Sud-Est estonien, les autres explorant la capitale ou le littoral. La Chasse à l’ours dans le Pärnumaa campe quant à elle un Pärnu de fiction… filmé à Tartu ! Comme dans l’œuvre photographique, le centre du pays est juste entr’aperçu. Il s’agit là plus que d’un trait commun entre l’œuvre du photographe et celle du cinéaste, puisqu’à partir de 1912, Pääsuke se déplace la plupart du temps avec un double matériel. Il ne pose un appareil que pour prendre l’autre, les deux activités s’entrelaçant étroitement et les mêmes sujets se retrouvant fixés pour la postérité par les deux techniques, celle de l’image fixe et celle de l’image animée.
L’analyse de l’œuvre s’est longtemps focalisée sur la problématique : Pääsuke fonctionnaire culturel attaché à un musée et simple opérateur technique collecteur de matériel visuel ou Pääsuke véritable artiste ? La question se révèle vaine si on prend conscience que la technologie du début du XXe siècle n’autorise pas à capturer un moment de vie par surprise. Les clichés qui immortalisent ses compatriotes sur leur lieu de travail ou occupés à des activités plus légères sont au mieux des scènes composées, même rapidement, et pour certaines arrangées et reconstituées, avec le souci de témoigner du réel. Qu’il s’agisse de la réalité du geste, des mœurs, de la coutume ou de la tradition. Au final, le regard du photographe choisit de se poser ici plutôt que là, et avant l’image, il y a d’abord un désir d’image, et chez le photographe documentaire, un désir de réel. L’art du photographe est sans doute à trouver entre la distance entre le réel et l’aboutissement de son désir de réel. Quand Emile Zola écrit : « À mon avis, vous ne pouvez pas dire que vous avez vu quelque chose à fond si vous n’en avez pas pris une photographie révélant un tas de détails qui, autrement, ne pourraient même pas être discernés », l’écrivain naturaliste pose sans doute avec une grande acuité l’ambivalence ontologique du travail du documentariste. Il s’agit bien d’une vision, en l’espèce d’une vision un peu différente, qui prétend franchir un seuil supplémentaire dans la perception de la réalité. Il en va un peu autrement pour les images animées, mais le principe est le même : les sujets se laissent filmer et si besoin se mettent en bon ordre pour autoriser le meilleur filmage possible selon les volontés du réalisateur.
Les prises de vue sont effectuées en 1912 et 1913. Le montage de Pääsuke transporte successivement le spectateur dans cinq lieux, répartis sur trois communes : Petseri, Värska, Räpina. Le film s’ouvre sur une vue de Petseri (monastère des Grottes de Pskov), se déplace à Matsuri (fabrication du gruau à l’aide d’un mortier en bois), puis à Värska et dans ses environs (distribution de nourriture aux nécessiteux près d’une église, foire de la Saint-Georges d’avril 1913, femmes en costume traditionnel parées des fameuses broches d’argent, présentation de la croix dans un reliquaire, procession religieuse, hommages aux défunts avec un repas partagé dans le cimetière), revient à Matsuri filmé à la fin de l’été 1912 (femmes aux champs durant la moisson), fait une halte à Saabolda (chargement des briques sorties de la fabrique, cheval faisant tourner une meule) et s’attarde à Võõpsu (transport du foin par barque, hommes du village et enfants rassemblés devant la caméra, enfants à la baignade – le tout filmé en 1912 comme les autres scènes estivales). Après quelques portraits féminins en plan rapproché, le film se conclut sur une fête, animée par un accordéoniste. Les danseurs (ou plus souvent les danseuses) virevoltent par paire, puis évoluent en nombre de plus en plus important en décrivant des figures qui gagnent en complexité.
Habitat, techniques agricoles, événements festifs et commerciaux, fait religieux et ses manifestations, importance accordée aux costumes locaux et aux parures féminines, jeux et baignades, en sept minutes la caméra de Pääsuke s’arrête sur les composantes majeures des éléments constitutifs d’une culture. Il filme des gens de tout âge et accepte que la caméra soit le moyen d’une séduction ou la cause d’un énervement de la personne filmée. Il opère des choix pertinents et ne se contente pas de procéder à un enregistrement du réel, en technicien émerveillé par la nouvelle technologie qui se laisserait emporter par une tentation de neutralité et de passivité derrière la manivelle.
Il sait s’attarder sur les objets qui susciteront la curiosité la plus évidente – les colliers et les broches des femmes seto – comme sur d’autres qui appellent moins le regard – les objets cultuels – et il en va de même pour les techniques – la transformation des céréales, le transport du fourrage sur les embarcations à fond plat. Le premier documentaire ethnographique estonien est un film écrit.
En filmant et photographiant non seulement les danses mais aussi sans doute le fameux leelo seto, le chant polyphonique traditionnel seto, Pääsuke semble appeler de toute son âme l’invention du cinéma parlant.
Fiche technique
Année : 1913
Genre : Documentaire ethnographique
Réalisateur : Johannes Pääsuke
Scénario : Johannes Pääsuke
Producteurs : ? / Eesti Rahva Muuseum
Studio : Estonia Film
Distribution : non renseignée
Langue : muet, cartons en estonien
Couleur : N&B
Tournage : Petchory (aujourd’hui en Russie), villages et lieux-dits de Matsuri, Saabolda et Värska (commune de Värska, Põlvamaa), lieu-dit de Võõpsu (commune de Räpina, Põlvamaa).
Durée : 6 min 42 s
Sortie estonienne : première version : 31 novembre 1912, à Tartu : seconde version, augmentée : ?
Disponibilité en dvd : non, mais visible sur Eesti Filmi Andmebaas et sur YouTube
Pour en savoir plus sur l’histoire, la langue et la culture des Setos, voir l’ouvrage d’Antoine Chalvin, Les Setos d’Estonie, éditions Armeline, 2015.